Dépaysement, inventivité et vanité avec «La flûte»

Le tableau de l’alignement des 3 cartes dans l’air de la vengeance de la Reine de la nuit est un chef-d’œuvre.
Photo: Yves Renaud Le tableau de l’alignement des 3 cartes dans l’air de la vengeance de la Reine de la nuit est un chef-d’œuvre.

La flûte enchantée à 2 millions de dollars en provenance de Berlin qui a pris l’affiche à l’Opéra de Montréal est actuellement la plus exportée dans le monde. Hommage au cinéma expressionniste allemand, son dispositif très astucieux de projections animées devient, in fine, l’objet de la soirée.

Si l’opéra vous a toujours ennuyé, si vous voulez voir des éléphants roses en porte-jarretelles voler sur un grand écran ou si vous êtes un fan du cinéma muet allemand des années 1920, une seule adresse : la salle Wilfrid-Pelletier dans la semaine qui vient.

Vous aurez toutefois un peu de mal, parfois, à faire le rapport avec Mozart, à savoir pourquoi la flûte est une libellule à tête de femme et pourquoi on joue la Fantaisie en ré mineur K. 397 (la tonalité du Requiem !) sur un piano amplifié pendant les dialogues transformés en intertitres. L’Opéra de Montréal (OdM) ne distribue plus de programmes (jadis, une précaution sanitaire sans raison aujourd’hui), et cela ne facilite pas les choses. Certes, on peut scanner un code QR avec son téléphone, mais comme il faut éteindre le téléphone dans la salle… C’est peut-être une manière de nous faire vivre un choc entre surréalisme et expressionnisme.

Il est très difficile de commenter le tout sans commencer par poser un regard journalistique sur cette « Flûte enchantée de Barrie Kosky » qu’on nous vante. Pour les non-initiés, Barrie Kosky est devenu ces dernières années l’« enfant terrible » très en vogue du monde de l’opéra. Il est ici « metteur en scène ». Est créditée, en tant que co-metteuse en scène et co-créatrice, Suzanne Andrade. Le nom de Paul Barritt n’était même pas mentionné dans le communiqué de presse, alors qu’il est le concepteur de tout le « show » : le dessinateur des projections qui font l’essence de cette Flûte ! Voici l’organigramme de 2012 publié dans le programme de l’Opéra comique de Berlin. Mise en scène : Suzanne Andrade et Barrie Kosky ; animation : Paul Barritt ; conception du spectacle : 1927 et Barrie Kosky ; scénographie : Esther Bialas ; dramaturgie : Ulrich Lenz. Tout cela est attesté par le site du Collectif anglais 1927 et des entrevues d’époque disponibles sur YouTube : le Collectif 1927 (Andrade et Barritt) a été engagé par Kosky, directeur de l’Opéra comique de Berlin, qui a collaboré à peaufiner le spectacle.

Photo: Yves Renaud Papageno chante correctement, mais l’humour de type Buster Keaton lui donne une allure de croque-mort aux antipodes de la jovialité candide du personnage.

La marginalisation des principaux concepteurs du spectacle est-elle un détail ? Pas du tout. De l’aveu de Suzanne Andrade, 1927 ne connaissait rien à l’opéra et n’avait jamais entendu parler de La flûte enchantée, qu’elle considère comme une banale histoire d’amour écrite en un après-midi avec des personnages ridicules. Le nom du collectif, 1927, fait référence à l’année de transition entre cinéma muet et parlant. Pour se sentir à l’aise, Andrade et Barritt ont donc transposé l’opéra dans leur univers de prédilection. Le muet étant ce qu’il est, les dialogues, qui de toute manière ennuyaient Andrade, ne pouvaient avoir de place. D’où l’ajout d’intertitres. L’apport de Kosky étant par exemple, selon une entrevue d’époque, l’ajout d’autres musiques de Mozart pour meubler ces intertitres.

Une contribution plus récente de Kosky s’est pourtant révélée dans notre entrevue avec le directeur de l’OdM vendredi : Kosky a imposé à l’OdM les chanteurs dont il sait qu’ils vont bien bouger dans le dispositif de projections ! Est-ce à cela que l’on doit de s’être farci (en lieu et place de Frédéric Antoun ou Andrew Haji, choix canadiens naturels) un ténor de 5e zone qui bonimentait son Tamino sans ligne de chant, mais savait parfaitement « kicker » au bon moment une araignée virtuelle ? Dans la série des compromis vocaux, Sarastro est médiocre et Monostatos (déguisé en Nosferatu) pire encore.

Coucous d’horloges suisses

Papageno chante correctement, mais l’humour de type Buster Keaton lui donne une allure de croque-mort aux antipodes de la jovialité candide du personnage. La Reine de la nuit est très correcte, le plateau étant notablement rehaussé par la Pamina de Kim-Lillian Strebel et les trois Dames (Alexandra Núñez, Kirsten LeBlanc et Florence Bourget : une distribution OdM, merci !). Le chef Christopher Allen a mené la chose avec dextérité.

La gestion des projections, point névralgique, qui s’est bien déroulée, devient le sujet du spectacle, telle ou telle prouesse visuelle faisant s’esclaffer les spectateurs, y compris pendant les scènes de suicide. Côté théâtre, on repassera puisque les personnages n’existent pas : ce sont des automates qui sortent de diverses penderies comme des coucous d’horloges suisses. On n’épiloguera pas sur les transitions harmoniques entre les inserts musicaux et la partition, ni sur les raccourcis narratifs.

Maintenant qu’on a vu la prouesse technologique, dont, en fait, les deux qualités sont la créativité débridée d’un phénomène nommé Paul Barritt (le tableau de l’alignement des 3 cartes dans l’air de la vengeance de la Reine de la nuit est un chef-d’œuvre) et la possibilité ainsi générée d’attirer des spectateurs qui n’iraient pas voir un opéra traditionnel, on compte bien retourner à Mozart la prochaine fois, par exemple avec la mise en scène magique de Lepage ou la transposition visionnaire de Barbe et Doucet. On dépassera alors le propos joli, distrayant et vain traitant d’une belle-mère araignée hystérique qui veut tuer le monde et marier par vengeance sa fille à Nosferatu tandis qu’un type en haut de forme, probablement son ex, soumet deux amoureux robotisés à des épreuves incompréhensibles avant de les marier.

La Flûte enchantée

Brian Wallin (Tamino), Kim-Lillian Strebel (Pamina), Richard Sveda (Papageno), Anna Siminska (Reine de la Nuit), Christian Zaremba (Sarastro, Sprecher), Andrea Núñez, Kirsten LeBlanc et Florence Bourget (les 3 Dames), John Robert Lindsey (Monostatos), Elizabeth Polese (Papagena), Chœur de l’Opéra, Orchestre Métropolitain, Christopher Allen. Mise en scène, etc. ; voir texte. Metteur en scène délégué : Tobias Ribitzki. Salle Wilfrid-Pelletier, samedi 7 mai 2022. Reprises les 10, 12, 15 et 17 mai.

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