Bob Dylan au Centre Molson - Du mythe au musicien, le fossé se creuse

Qu'attendait-on hier de Bob Dylan, sinon qu'il soit lui-même, c'est-à-dire intraitable? Si l'on espérait de ce passage au Centre Molson le sing-along nostalgique des chansons tant aimées en quelque 40 ans de route n'amassant pas mousse, on ne pouvait que sortir frustré. Je l'étais, même si je savais qu'il nous saboterait exprès l'accès aux mélodies, et par là le plaisir trop sucré du souvenir. C'est ainsi. Dylan refuse que ses chansons existent autrement qu'au présent, quitte à en réinventer chaque soir les airs. Mais imaginais-je qu'il pouvait s'en éloigner à ce point? Qu'il parviendrait à nous rendre si étrangères les It's Alright, Ma (I'm Only Bleeding), It's All Over Now, Baby Blue, A Hard Rain's A-Gonna Fall et autres Don't Think Twice, It's All Right?

Pour un peu, à le voir ainsi attifé en Zorro de carnaval, on aurait cru qu'il nous traçait un grand Z ironique avec sa Fender Stratocaster, nous signifiant la pure vanité de notre désir de retrouvailles. Heureusement qu'il y avait Dylan le musicien, et les musiciens de Dylan, pour que cette entreprise de déconstruction du mythe ait sa contrepartie. Et quelle formidable contrepartie! Dylan a-t-il été mieux accompagné depuis The Band? Doutons-en: avec l'as texan Charlie Sexton aux guitares, avec ces gars que mille millions de spectacles avec Dylan ont soudés jusqu'à la totale flexibilité, avec Bon lui-même devenu véritable guitariste soliste à force de se payer des solos, ce groupe est si performant, si solide dans toutes les formes des musiques de racines, que le meilleur du spectacle en dépend.

De fait, on ne retrouvait la saveur originale des chansons que dans les solos d'accords à la mexicaine que se partageaient Sexton et Dylan: à ces moments, quand Dylan ne chantait plus et jouait avec l'intensité d'un possédé (avec la patte elvissienne en mouvement constant!), la musique ressuscitait les mélodies et les 8 000 spectateurs renouaient avec leur héritage. C'était d'autant plus flagrant que Dylan offrait un idéal point de comparaison, rendant les nouveautés de l'album Love & Theft très exactement comme sur le disque: la craquante Tweedle Dee & Tweedle Dum, la joliment swing Moonlight, le fumantrockabilly Summer Days, la non moins ronflante Honest With Me étaient non seulement reconnaissables, mais d'élocution presque soignée, alors que les grandes anciennes était mâchouillées comme de vieilles chiques.

Que restait-il de Stuck Inside Of Mobile With The Memphis Blues Again, épique rock du milieu des années 60? Le riff. De l'hymne Blowin' In The Wind? Le refrain. De Rainy Day Women #12 & #35, de Subterranean Homesick Blues? Les mots d'ordres, tout juste intelligibles: "Everybody must get stoned"; "Don't follow leaders / Watch the parking meters". Plus moyen, en effet, de suivre Dylan. Libéré de ses mots, il va où le mène soir après soir son band, ne servant plus que la musique. La foule, elle, n'a plus qu'à jouir du moment. Et merde à l'oeuvre.

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