«Don Giovanni»: Don Juan, du théâtre à l’opéra

Le baryton-basse Philippe Sly et le batyton Doug MacNaughton (en arrière-plan) en répétition de «Don Giovanni», à l’Opéra de Québec
Photo: Jessica Latouche Le baryton-basse Philippe Sly et le batyton Doug MacNaughton (en arrière-plan) en répétition de «Don Giovanni», à l’Opéra de Québec

Le spectacle de Don Giovanni qui prend l’affiche le samedi 14 mai à l’Opéra de Québec a été imaginé par Bertrand Alain, comédien et metteur en scène, que la vie a plongé dans le Dom Juan de Molière avant d’aborder le chef-d’œuvre de Mozart.

« Dans Molière, les motivations de Don Juan sont assez claires ; un monologue nous explique sa démarche. On comprend comment ça se passe dans sa tête et à quel point son besoin de séduction de toutes les femmes lui importe. Ce monologue est un moment étrangement lumineux, tandis que l’Opéra part sur deux crimes : l’assaut sur Donna Anna et le meurtre du commandeur. Cela n’est pas dans la pièce de Molière. Donc, dès le départ se pose la question : que dois-je faire du personnage de Don Giovanni ? »

Bertrand Alain, comédien, metteur en scène au théâtre et à l’opéra, enseignant à l’atelier lyrique du Conservatoire de musique et d’art dramatique de Québec, reconnaît que le fait d’avoir participé, jadis, à une production du Dom Juan de Molière au théâtre du Trident influence sa perception de l’opéra, « même si le livret de Da Ponte est considérablement différent ».

Guidé par ses pulsions

 

« Chez Molière, il est davantage question de religion, de philosophie, de morale. Avec Da Ponte, librettiste du Don Giovanni de Mozart, on est dans l’action, dans l’aventure. On peut d’ailleurs faire un lien avec sa propre vie aventureuse », nous dit Bertrand Alain. La fin, le châtiment suprême, unit les deux œuvres.

Dès la première répétition, les questions venaient des [interprètes]. Cela m’a fait chaud
au coeur de sentir autant d’ouverture. Je devais évidemment avoir des arguments, ma cohérence, ma logique sur les personnages et leur motivation, tout en étant cohérent. Ils embarquaient dans le projet.

 

Avec la tentative de viol et le meurtre du début, Don Giovanni pourrait bien être « un tueur en série, un bandit de la pire espèce, un salaud auquel, d’emblée, on ne pourrait absolument pas s’identifier ». On sent que Bertrand Alain ne veut pas forcer le trait. « Si, pour moi, fondamentalement, il y a un message, c’est que ces pulsions qu’il y a peut-être dans chaque humain, lorsqu’elles s’accumulent, peuvent nous amener à un destin qui n’était pas celui que l’on souhaitait. »

Le metteur en scène ne va pas jusqu’à dire que ce qui se passe là pourrait « arriver à tout le monde », mais il voit Don Giovanni comme un « éternel adolescent, incapable de contrôler ses pulsions et qui se dit : si vraiment la fatalité existe et si ce que je fais est mal, alors arrêtez-moi  ». Aux yeux de Bertrand Alain, cette dimension est encore « bien plus présente chez Molière ».

Don Giovanni serait-il alors un Don Juan sans inhibitions ? « Don Juanréfléchit davantage. Le Don Giovanni de Da Ponte-Mozart est pris dans l’action. Rien ne peut l’arrêter. Il ne nous explique pas pourquoi et il fonce. Il va d’une conquête à l’autre uniquement guidé par ses pulsions. »

Double ou observateur ?

Bertrand Alain applique à ses spectacles ses barrières personnelles. « Ce que je n’aime pas en allant à un spectacle, c’est de me faire faire la morale.Je suis capable de me faire une morale en tant que spectateur. » Application pratique : « Nous aurions pu faire un spectacle écologique. Tout ce qui est lié à l’environnement est très tendance. Don Giovanni pourrait être quelqu’un qui consomme à outrance et devrait s’arrêter, car cela le conduirait à sa perte. À la limite, on pourrait en faire ainsi un sujet de fin du monde ! Mais je préfère rester dans l’idée d’un homme poussé vers son destin, qui ne s’arrête pas et nargue ce destin. »

Face à son maître, Leporello est souvent vu comme un double de Don Giovanni. « Tout dépend de la distribution. Ici, physiquement et par le type d’acteur, nous sommes très proches du Sganarelle, et pas du tout du double de Don Giovanni », nous précise le metteur en scène. Il n’a été pour rien dans le choix de Doug MacNaughton qui sera opposé à Philippe Sly, mais il est ravi du choix : « Sganarelle/Leporello a une admiration pour son maître, puis développe un jugement puisqu’il voit les abus et les commente. Enfin, tout cela lui fait peur. Je suis très heureux du choix de Doug : cela m’a donné l’occasion de monter le spectacle de cette façon avec ces valeurs où, comme dans la pièce de Molière, Leporello devient notre regard sur Don Giovanni. »

Et on en revient à l’intérêt de ne pas caricaturer Don Giovanni en vil malfrat lorsque Bertrand Alain évoque notre étrange admiration pour les séducteurs. « S’il n’y avait pas notre fascination pour ces gens-là, on ne se ferait pas avoir et ils se feraient vite déjouer. »

Autre personnage masculin, le dindon de la farce, Don Ottavio, qui sera traité avec attention, en général. « Le problème, dans la tradition, c’est d’en faire un personnage unidimensionnel et éthéré qui ne représente que la droiture. Ma tentative va être de ramener la chair, car Ottavio c’est aussi le désir, mais un désir avec de “bonnes valeurs”. » Redonner de la chair à Ottavio sera le défi du metteur en scène québécois et du ténor Jonathan Boyd.

En concert cette semaine

La flûte enchantée de Mozart conçue en 2012 par les Anglais Paul Barritt et Suzanne Andrade (Collectif 1927), en collaboration avec Barrie Kosky, est à l’Opéra de Montréal du 7 au 17 mai.

Rafael Payare dirige la 7e Symphonie de Bruckner les 10 et 11 mai à la Maison symphonique à 19 h 30.

Le grand claveciniste Pierre Hantaï est en visite le 13 mai à la salle Bourgie à 19 h 30.

Revaloriser les femmes

 

Il tient aussi à cœur à Bertrand Alain de « donner une place plus importante aux femmes autour de Don Giovanni ». « Les trois personnages féminins ont beaucoup de substance. Elles peuvent prendre des couleurs très différentes, et la musique leur donne des émotions multiples. Elles sont parfois victimes, parfois combattantes. »

Comme avec les productions qui font de Leporello un aspirant Don Giovanni, nombreuses sont celles qui entretiennent une certaine confusion dans les profils de Donna Anna et de Donna Elvira. À Québec, elles seront on ne peut plus distinctes, puisque les voix de la soprano Anaïs Constans et de la mezzo Julie Boulianne sont très dissemblables.

 

« Il faut revenir à la différence de leurs histoires. Que s’est-il passé avec Elvira ? Pour moi, l’union a été consommée, mais même s’il n’y a pas eu mariage devant un célébrant, Elvira croit réellement qu’elle est l’épouse de Don Giovanni. Avec Donna Anna, on peut penser que ses cris ont repoussé Don Giovanni [lors de la tentative de viol]. On peut aussi penser qu’elle ment et que ses cris ne l’ont pas repoussé. J’aime l’idée qu’elle l’ait repoussé avant que l’irréparable soit commis. »

Reste Zerlina, la jeune paysanne, un profil fort différent. « Voilà une jeune femme fascinée par un homme comme elle n’en a jamais vu. Elle allait consentir à ce qu’il se passe quelque chose. Or, Elvira arrive et cela ne se produit pas. Cela crée trois situations différentes. » Pour Bertrand Alain, il faut bien le garder à l’esprit dans la construction des personnages.

Bertrand Alain a été captivé par sa rencontre avec les chanteurs de la distribution. « Ce qui diffère du théâtre, c’est que la plupart des interprètes ont déjà joué et chanté ces rôles-là. » Mais il a été surpris : « Dès la première répétition, les questions venaient d’eux. Cela m’a fait chaud au cœur de sentir autant d’ouverture. Je devais évidemment avoir des arguments, ma cohérence, ma logique sur les personnages et leur motivation, tout en étant cohérent. Ils embarquaient dans le projet », se réjouit le metteur en scène, « très admiratif de leur souplesse et du plaisir qu’ils prennent à faire les choses différemment ».

Dans la mise en œuvre de ses « volontés précises », Bertrand Alain se voit comme un artisan. Car monter un opéra à Québec, c’est mettre en place tous les déplacements la première semaine, fignoler pendant la seconde, et évoluer dans les décors pendant la dernière avant le début des représentations. « Oui, il y a la réflexion, l’intellectuel. Mais, ça devient très vite concret. Je veux que le travail en salle de répétition soit agréable et motivant pour les interprètes et, avec les concepteurs et conceptrices, je veux un beau terrain de jeu pour tout le monde. »

Le cadre du Don Giovanni de la capitale nationale sera victorien. « J’ai choisi une ambiance de brouillard et des décors de cimetière d’époque victorienne, une période très présente aujourd’hui encore au cinéma et dans la littérature. Je voulais des codes de vêtements et de décors accessibles. Il n’y a pas grand-chose dans l’œuvre qui la situe dans un lieu [l’Espagne n’est que vaguement évoquée]. Nos choix ne nuisent pas et font en sorte qu’on est dans un monde mystérieux qui ouvre à une sensualité excessivement importante. Si on transposait cela à notre époque, on ferait naître, par exemple, une problématique pour les armes, alors qu’à l’époque victorienne, un militaire pouvait avoir une épée d’apparat et il y avait des pistolets. »

Ce Don Giovanni sera le premier spectacle devant salle pleine de l’Opéra de Québec depuis l’entrée en fonction de Jean-François Lapointe à la direction générale et artistique. L’impressionnante distribution de haut vol est tout à son honneur et augure bien de la suite.

Don Giovanni

Philippe Sly (Don Giovanni), Doug MacNaughton (Leporello), Julie Boulianne (Donna Elvira), Anaïs Constans (Donna Anna), Florie Valiquette (Zerlina), Jonathan Boyd (Don Ottavio), Geoffroy Salvas (Masetto), Alain Coulombe (Commandeur). Jean-Marie Zeitouni (direction). Bertrand Alain (mise en scène). Julie Lévesque (décors). Émily Wahlman (costumes). Grand Théâtre de Québec, les 14, 17, 19 et 21 mai.



À voir en vidéo