Le Nouveau Monde d’Outhere, propriétaire d’Analekta

Didier Martin et Charles Adriaenssen
Photo: C. Lessire Didier Martin et Charles Adriaenssen

Le 4 avril dernier, Outhere Music annonçait l’acquisition d’Analekta. Au-delà des raisons qui ont poussé ce groupe belge construit autour d’Alpha, Ricercar ou Arcana à s’intéresser à l’étiquette québécoise, Le Devoir a souhaité discuter avec Charles Adriaenssen, fondateur et président d’Outhere Music, et Didier Martin, son directeur artistique, de leur vision actuelle du marché de l’enregistrement.

Lorsque, le 30 mars 2020, Atma avait été racheté par Guillaume Lombart, propriétaire d’Ad Litteram et de Livetoune, la surprise avait été totale. Non seulement on ne savait absolument pas que l’étiquette de Johanne Goyette était à vendre, mais, alors que nous basculions dans une nouvelle époque, l’arrivée, pour les nombreux artistes Atma, de Livetoune, spécialiste de la vidéo et de la diffusion numérique, dans le but de doper leur visibilité en ligne, était apparu comme une évidence et une bénédiction.

La reprise d’Analekta par le groupe Outhere, presque jour pour jour deux ans plus tard, répond ironiquement à l’équation inverse : ce sont les réussites numériques de l’éditeur québécois qui ont séduit le grand groupe européen, spécialiste du bel objet discographique à travers des étiquettes mythiques telles qu’Alpha, Ricercar ou Arcana !

L’enjeu numérique

Créateur en 2004 du groupe Outhere Music, Charles Adriaenssen, interrogépar Le Devoir, ne veut pas que l’on voie quelque « vocation impérialiste »dans ses acquisitions d’étiquettes, alors qu’il a déjà dans son giron Alpha, Arcana, Ricercar, Ramée, Fuga Libera, Linn, Phi et qu’il vient, il y a quelques semaines, de racheter le néerlandais Channel Classics.

« Il s’agit de regrouper des labels de qualité dans le but de faire un produit culturel. » En cela, Charles Adriaenssen, dans son langage, oppose « produit culturel » et « produit commercial ».

« L’acquisition répondait à plusieurs logiques : Analekta est un label de qualité et un label qui ne phagocyte pas les nôtres, car les artistes sont principalement d’outre-Atlantique. La situation géographique m’intéresse énormément, car nous n’avions pas pied en Amérique pour le moment et comptons nous développer dans ce marché, le plus gros consommateur au monde, surtout en streaming. »

Outhere avait abordé le continent, timidement, par le Mexique en y ouvrant une petite filiale. Mais ce continent américain a sa spécificité. « Dans toute l’Amérique latine, il n’y a plus un seul CD. Nous créons un nouveau label latino-américain, car il n’y en a pas en musique classique sérieuse. Il ne sera que numérique. »

Analekta avait donc un atout majeur. « Le facteur déterminant a été Angèle Dubeau, confirme Charles Adriaenssen. Nous sommes très classiques et très baroques, très répertoire sérieux, et il est absolument indispensable, dans mon optique, d’aller toucher des publics un peu différents et de le faire de façon civilisée. Je n’aime pas trop l’exercice de crossover qu’essaient de faire certaines majors. J’ai beaucoup de respect pour le travail d’Angèle Dubeau qui, au fil des années, a très bien combiné grand public et références classiques. Pour moi, c’était un atout très important. » Or, avec Angèle Dubeau, Analekta a très bien pénétré, ces dernières années, le marché du streaming, des clics et des algorithmes.

« Il est clair que les résultats numériques d’Analekta ont fait partie de la motivation dans ce rachat-là », corrobore Didier Martin, directeur général et coordinateur artistique du groupe.

Logique de quantité

 

La faible redevance générée par l’écoute à la demande mais sa domination dans le mode de consommation rebat les cartes. « Si l’on veut continuer à produire, il faut avoir un large catalogue. C’est l’avantage des majors sur nous : ils ont un matelas naturel, de type “Glenn Gould”, qui fonctionne naturellement sans rien faire, alors que nous avons un catalogue léger. Donc, ce type de transactions est intéressant pour nous. Il y en aura d’autres », prévient Didier Martin.

La même notion est formulée par Charles Adriaenssen de la manière suivante : « La logique sur le marché numérique est une logique de quantité, alors que nous avions jusqu’ici exclusivement une logique de qualité. Avoir en stock des catalogues qui se vendent bien en numérique est donc un grand atout. »

De ce point de vue, selon Charles Adriaenssen, le monde de l’édition est entré dans une phase inédite de calibrage économique. « Vous l’avez vu par les ventes récentes des catalogues pop et rock [500 millions de dollars pour le catalogue de Bruce Springsteen en décembre 2021, plus de 250 millions pour Bowie en janvier 2022] : pour la première fois depuis le début du CD, on a des chiffres relativement fiables par rapport à la rentabilité d’un catalogue. Cela change la donne. Par des analyses, on sait désormais que telle et telle musique peuvent amener tant de clics, tant de streams. Partant de là, il est plus ou moins intéressant d’acquérir un certain nombre d’actifs dont on sait qu’ils vont être amortis en quelques années. »

Le Devoir a demandé à Charles Adriaenssen si Outhere s’était assuré d’une collaboration future de sa violoniste vedette sur plusieurs années. La réponse n’a pas été très nette : « Je ne peux obliger Angèle Dubeau à faire des choses qu’elle n’a pas envie de faire, mais il est clair qu’on va continuer à travailler ensemble. »

Nouvel univers

 

Outhere ne veut pas faire d’Analekta sa tête de pont dans l’univers numérique, car, note Charles Adriaenssen, « nous sommes déjà très présents en streaming et en téléchargement ». « C’est une diversification sur le marché du streaming », précise-t-il. Didier Martin confirme qu’Analekta « est repris avec ses équipes, un programme établi, avec un ancrage local hyperimportant (aides, revendication de la nationalité). Pour un an, Analekta a sa feuille de route et on ne touchera à rien ». Ensuite, l’artistique sera coordonné et supervisé par Didier Martin en relation avec les équipes québécoises. Pour l’heure, Outhere a publié un disque de Collectif 9, des artistes québécois qui rejoindront probablement l’étiquette. Mais ce à quoi il faudra réfléchir aussi, c’est l’intégration du marché numérique sans diluer l’ADN d’Outhere. Et, ça, c’est un casse-tête.

Comme le faisait remarquer, dès 2016, dans une entrevue au Devoir Alain Lanceron, le directeur de Warner Classics, la prédominance de l’écoute à la demande « favorise ce qu’on appelle l’easy listening et les compilations caricaturales, du genre “musiques pour dormir”, “musiques pour dîner” ». Citant la vague d’enregistrements de musiques de Ludovico Einaudi, un grand vainqueur de l’écoute à la demande, Alain Lanceron concluait : « Cela va influencer à court terme ce que nous allons enregistrer. »

« C’est un enjeu capital et un combat à mener, assure Didier Martin. La prédominance de la consommation numérique est un vrai danger pour la diversité. » « Les règles du numérique ont infusé sur l’artistique : faisons des plages courtes ; signons de jeunes artistes, mais plutôt une violoncelliste qu’une chanteuse, car c’est la musique instrumentale qui marche et, surtout, ne lui permettons pas d’enregistrer un concerto du répertoire, mais encourageons des petits mélanges, genre “les grands bis du répertoire” pour accumuler les plages courtes parce que l’univers numérique rémunère les plages courtes, si possible dans un tempo moyen qui plaît à Apple… »

De ce point de vue, Didier Martin note avec respect qu’Alain Lanceron « se bat encore et publie de vrais récitals de chanteurs alors qu’en streaming, ça ne marche pas » et considère que les étiquettes actuelles d’Outhere apparaissent un peu comme des « contre-programmateurs » face aux tendances numériques. Il note d’ailleurs que la grande soprano Asmik Grigorian, dont le récital Rachmaninov chez Alpha est d’ores et déjà l’un des grands disques de l’année, « serait peut-être naturellement allée vers une major il y a quelques années ».

Curieusement, les chiffres de vente des CD viennent pour la première fois depuis belle lurette de remonter aux États-Unis, d’après les statistiques de la Recording Industry Association of America. Est-ce, à la suite du vinyle, un inattendu retour à l’objet ? « Je pense que cette remontée du CD est due à quelques sorties d’artistes phares. Par ailleurs, le vinyle en musique classique reste marginal. Ce n’est pas un business. Par contre, j’aimerais bien que cela se passe ainsi, car le CD est bien plus intéressant que les ventes numériques, mais je n’y crois pas », statue le président fondateur d’Outhere.

Il lui reste donc à étudier « comment mieux mettre en valeur les catalogues numériques ». Charles Adriaenssen pense s’être adjoint une expertise et un fonds importants pour cela.

En concert cette semaine

Rafael Payare et Daniil Trifonov avec l’OSM à la Maison symphonique, les 20 et 21 avril à 19 h 30.

Bernard Labadie dirige le Requiem de Mozart, les jeudi 21 et vendredi 22 à Québec (Palais Montcalm) et le dimanche 24 à Montréal (Maison symphonique).



À voir en vidéo