Ariane Moffatt touche son point de mire 20 ans après «Aquanaute»

En 2002, Ariane Moffatt débarquait comme un vent de fraîcheur dans le paysage musical québécois avec son premier album solo, Aquanaute. Un disque au succès retentissant, mais dont l’autrice-compositrice-interprète a longtemps eu du mal à être fière.
Vingt ans plus tard, la chanteuse a fini par faire la paix avec les maladresses de ses débuts, et propose même aujourd’hui une relecture complète de ce premier opus mal aimé avec 19 artistes de la relève, dont la plupart étaient à peine nés au moment de la parution d’Aquanaute.
« C’est sûr que c’est un premier album… Mais j’ai beaucoup de bienveillance pour la jeune Ariane qui se lançait en exploration totale. Somme toute, j’ai de la tendresse pour cet album. Avec le recul, je constate que mes assises en tant qu’artiste étaient déjà là : cette envie de mélanger l’électro et l’acoustique, d’avoir des propos très personnels, l’ambivalence entre les textes tristes et les musiques joyeuses… », dresse comme constat Ariane Moffatt, attablée à la Croissanterie Figaro, là où tout a commencé.
Démos convaincants
C’est dans ce café d’Outremont que Michel Bélanger, le cofondateur d’Audiogram, lui donne rendez-vous pour parler d’un premier album après avoir été convaincu par ses démos. Ambitieuse et un brin effrontée, Ariane Moffatt s’était invitée auparavant dans son cours de karaté et en avait profité pour glisser dans son kimono une cassette avec ses premiers enregistrements, en espérant que le dirigeant de la maison de disques indépendante finisse par les écouter.
La jeune musicienne s’était déjà fait remarquer par le milieu en participant à la tournée de Marc Déry. Elle avait aussi été la chanteuse, au début du millénaire, de Tenzen, un groupe mort-né aux sonorités atmosphériques, une pure création d’un Guy Cloutier désireux de surfer sur la vague trip-hop qui déferlait alors sur les palmarès anglo-saxons. Mais pour le commun des mortels, Ariane Moffatt était à cette époque une illustre inconnue, qui gagnait sa vie comme serveuse au Pizzédélic sur Mont-Royal.
Avec le recul, je constate que mes assises en tant qu’artiste étaient déjà là
Un emploi qu’elle finira par abandonner pour s’investir pleinement dans la musique. Coréalisé par le guitariste Joseph Marchand et le producteur Francis Collard, Aquanaute verra donc le jour dans le studio aménagé pour l’occasion dans l’apparemment de ce dernier, au coin de Chambord et Gilford.
« On était dans une vibe où on découvrait Björk. C’était très trip-hop. On explorait de nouveaux sons, on expérimentait. Ari est vraiment l’une des premières au Québec à s’être autant impliquées dans toutes les étapes de l’album », se souvient Joseph Marchand en rendant hommage à sa grande complice de l’époque du cégep.
Poussière d’ange
Aquanaute paraîtra en juin 2002, et connaîtra un succès inespéré en s’écoulant à quelque 125 000 exemplaires. Sur cet album aux sonorités électriques et aux textes souvent à double sens, la ballade Poussière d’ange détonne par ses arrangements très dépouillés et ses paroles qui laissent peu de place à l’interprétation. Écrite en quelques heures à peine au studio de Marc Déry pour une amie qui venait de vivre un avortement, la chanson deviendra l’un de ses plus grands tubes en carrière, mais Ariane Moffatt a pourtant longtemps entretenu une relation amour-haine avec cette pièce.
« Il y a un certain moment de ma carrière où je ne voulais plus la faire en spectacle. Je ne voulais pas être de ces artistes qui ne font que les gros tubes et dont on ne connaît pas le reste de l’œuvre. Mais aujourd’hui, j’ai fait la paix avec ça. D’abord, parce que c’est une chanson qui est toujours d’actualité avec tout ce qui se passe dans certains endroits aux États-Unis, où le droit à l’avortement est menacé. Ensuite, parce que je l’entends, le soupir de contentement du public quand je la commence en show », explique celle qui ne se disait pas très politisée en 2002, et qui ne se définissait même pas comme féministe.
Mais quand elle se penche d’un peu plus près sur les textes d’Aquanaute, force est de constater qu’elle l’était déjà inconsciemment. L’autre gros succès tiré l’album, Point de mire, est pour le moins ambigu et semble par moments évoquer un désir coupable, inavouable.
« Entre tes mains j’suis tellement bien/Tellement qu’ça fait mal/Est-ce que c’est normal ? Ou est-ce que c’est malsain ? »
« Ça surprend tout le monde quand je dis ça, mais c’est une toune d’hétéro ! J’étais dans une phase exploratoire, mais j’ai écrit la chanson en pensant à un homme. Je n’en dirai pas plus », rétorque Ariane Moffatt en laissant entendre le fameux rire nerveux qu’on lui connaît.
Déceptions
Ce rictus a souvent caché une grande douleur intérieure. De son propre aveu, l’Ariane d’Aquanaute de 23 ans était tourmentée, intense, complexée. Souffrant du syndrome de l’imposteur après le succès presque instantané de ce premier album, l’autrice-compositrice-interprète se retrouve complètement vidée après la tournée. À tel point qu’elle songe à partir au Mali, sac à dos, mais sa rencontre avec le chanteur français M bousculera ses plans à la dernière minute.
Elle le suivra en France, où elle retrouvera le feu sacré, sans jamais pour autant réussir à répéter le succès qu’elle avait eu au Québec. L’Hexagone demeure l’une des rares déceptions dans la prolifique carrière d’Ariane Moffatt, qui dit avoir eu du mal à entrer dans les standards longtemps imposés par l’industrie aux chanteuses françaises. Les choses auraient-elles pu être différentes si elle s’était produite comme prévu aux Francofolies de La Rochelle en 2003, au début de l’aventure Aquanaute ? Cette année-là, une grève dans l’industrie du spectacle a perturbé la tenue du festival, qui lui aurait offert une visibilité unique.
Un rendez-vous manqué qui a longtemps été une blessure : une plaie aujourd’hui cicatrisée. « En même temps, il y a eu plein de belles rencontres professionnelles en France, j’ai pu monter sur scène aux Victoires… C’est un beau parcours quand même. […] Et, j’ai toujours voulu avoir une vie terrestre, une vie familiale, ici. Je n’aurais peut-être pas pu avoir tout ça en devant toujours être en France », se console celle qui chante pourtant Je veux tout.
Nouvel album
À bientôt 43 ans, la mère de trois enfants n’a pas à rougir. Elle bénéficie d’ailleurs toujours d’une aura au sein de toute une génération d’artistes émergents, comme en fait foi le projet Aquanaute 2022, qui remet au goût du jour le désormais mythique album.
Il se dégage de ce nouveau disque une étonnante uniformité, quand on sait qu’Ariane Moffatt tenait à donner carte blanche à chacun des artistes impliqués. S’en détache assurément quelques perles, à commencer par la version très pop, presque dance, de Drapeau blanc de la chanteuse Täbï Yösha.
Quant à l’interprétation pour le moins minimaliste de Poussière d’ange du jeune Velours Velours, elle prend une signification bien particulière lorsqu’on apprend que la mère du chanteur était enceinte de lui au moment où Aquanaute est sorti.
« C’est avec les chansons d’Aquanaute que j’ai appris à jouer de la guitare », confie de son côté Marie Claudel, qui reprend Dans un océan sur le nouvel album. « C’est un son du début des années 2000. Je suis très nostalgique de ce son-là. C’était très avant-gardiste. Comme Rêver mieux de Daniel Bélanger, c’est un album qui a été très marquant pour moi. »
Pas si mal pour un album dont son interprète estimait encore il y a quelques années qu’il avait mal vieilli. Aquanaute serait-il en fait un indémodable ?
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Poussière d’ange a été écrite au studio de Marc Dupré, a été corrigée. Elle l'a été au studio de Marc Déry.