Les Polissons de la chanson font un printemps Brassens

Midi, mardi. La répétition va bon train, même qu’elle bat son plein au théâtre Plaza. Le premier spectacle de la tournée hommage à Georges Brassens, que propose La Maison fauve pour célébrer le centenaire de la naissance dudit (et le quarantenaire du décès, c’est ainsi), réunissant une belle bande d’interprètes sous l’appellation Polissons de la chanson, a lieu le 30 avril au Théâtre de la Ville à Longueuil. Ça vient vite.
Pas de temps à perdre. Ou plutôt : pas de tempo à perdre. On est happés dès l’entrée. La contrebasse de Mario Légaré, pom pom, popom popom, semble marquer le pas dans les (interminables) escaliers de l’ancien cinéma : on suit tout naturellement le rythme. Pas le choix ! Tout le corps est d’accord. Joyeusement d’accord. La musique s’arrête tout à coup : instinctivement, on s’immobilise. Et puis ça repart. Et c’est reparti dans l’escalier, on gravit, on gravit. Et la belle voix de Valérie Blais retentit : « Les dragons de vertu n’en prennent pas ombrage / Si j’avais eu l’honneur de commander à bord / À bord du Titanic quand il a fait naufrage / J’aurais crié : “Les femm’s adultères d’abord !” »
Vibraphone et « gros fun »
Encore quelques marches, et nous y sommes. Le Plaza résonne, le Plaza ronronne d’aise. Tiens, il y a aussi un vibraphone, c’est François Lalonde qui se promène autour de la contrebasse. Et il y a dans un coin la guitare d’Yves Desrosiers, à la fois discrète et fort occupée. C’est qu’il y en a, des variations, dans une chanson de Brassens. Ça doit être mêlant, se dit-on. « Profitons-en pour briser un cliché concernant Brassens », lance Michel Rivard tout de go dans notre micro. « Oui, Le gorille, c’est sur une note. Mais la science des accords et des mélodies chez Brassens, elle est hallucinante. Quand t’attaques une chanson, t’as non seulement une structure de texte où chaque syllabe a sa place, mais il y a dans les musiques des modulations savantes, étonnantes, exigeantes et fascinantes qui ne cessent de te ravir. »
Pour tout dire, et ils le disent tous, Rivard autant que Blais, les trois musiciens, Chantal Archambault autant que Michel-Olivier Gasse (le duo Saratoga), Luc De Larochellière autant qu’Ingrid St-Pierre (qui n’était pas là mardi, prudence covidienne oblige) : derrière le chanteur Brassens pas trop porté sur l’esbroufe, un artisan fabuleux se cache jusqu’au cliché. La vérité : l’homme le plus libre d’expression de la chanson française est aussi le plus discipliné. La maîtrise de l’art véritable est à ce prix. « On le sent tous, à mesure qu’on les chante, ajoute Valérie Blais. Plus on s’approprie les chansons, plus on respecte ce que Brassens demande si précisément, et plus on découvre chacun l’espace de manœuvre qu’il nous donne. Pour moi, c’est beaucoup la ponctuation qui permet des accentuations, des minipauses… les outils d’une théâtralité qui confère de la dimension au texte. » Brassens est intimidant, mais pas méchant, derrière sa moustache : faut l’apprivoiser. Rivard respire la confiancetout en salivant de plaisir derrière le masque sanitaire. « Y a vraiment moyen d’avoir du gros fun… »
La distribution des trompettes (de la renommée)
À quatre titres la tête de pipe, il y a de quoi faire. C’est à la fois beaucoup et peu, considérant les 1500 pages des Œuvres complètes (qui incluent, certes, lettres, préfaces, écrits libertaires…). Il faut néanmoins choisir. Entre les évidences et les méconnues, l’équilibre suppose également une certaine discipline. Librement consentie, il va de soi. « Ça s’est distribué aussi selon les personnalités », souligne Michel-Olivier Gasse. « Nous deux, on a des chansons plus bonhommes, que l’on peut aborder de façon coquine, je dirais. » Chantal Archambault précise : « Il y avait aussi le fait d’être fille et garçon, toutes les chansons ne s’y prêtent pas. Au départ, on ne veut pas choquer les puristes, et puis on se rend compte que Brassens a beaucoup pris le parti des femmes. » Bien plus qu’un Brel ou un Ferré, pour comparer les incomparables.
Luc De Larochellière exulte : ce sera la récré. « Ça reste du pur bonheur, cette idée de spectacle, et cette tournée où l’on se produira presque tous les jours. C’est léger à vivre, on est ensemble, personne ne porte seul le poids de Brassens. Là, en répétition, on est dans la phase où on règle un à un les problèmes, où l’on se confronte au piétage, où chacun cherche ses marques et réagit à ce qu’exige Brassens. C’est une belle discipline ! Ce spectacle, pour peu que personne ne tombe malade, c’est du bon air. Après les deux dernières années, on reçoit Brassens comme un cadeau, une récompense. On se retrouve. Et on joue de la musique. On ne s’en tient pas obligatoirement à l’accompagnement guitare-contrebasse. »
Mot d’ordre, ne pas mâchouiller les mots
On le sait au moins depuis J’ai rendez-vous avec vous, le spectacle que la sublime Renée Claude avait consacré au répertoire de Brassens, avec accompagnement de piano par Philippe Noireaut : on peut aller loin chez Georges le pudique et le sensible, sans s’éloigner de l’essentiel. Ainsi, dans la version d’Au bois de mon cœur, qui semble faite pour Michel Rivard, il y a du lap steel qui ouvre l’horizon, gracieuseté d’Yves Desrosiers. « C’est là que l’on se rend compte des possibilités, se réjouit le directeur musical de l’aventure. On reste toujours proches de la manière Brassens, mais pas trop. On va vers ce qui fonctionne. C’est un splendide défi pour nous aussi. Faire de la musique en laissant la meilleure place aux textes. »
« Il n’y a pas personne qui va mâchouiller les mots de Brassens, déclare Rivard presque solennellement. On les aime, les mots ! » Georges veillera au grain. Valérie Blais a vu Brassens sur scène, et Michel Rivard lui a serré la main. Un seul degré de séparation. Pour nombre de spectateurs, ce sera presque y toucher. Pour ceux qui découvriront Brassens — oui, ça se peut ! —, l’occasion est à chérir. Tous les participants partagent un principe tout simple, que Rivard exprime parfaitement : la confiance envers le répertoire. Les chansons, pour peu qu’on les sorte à l’air libre, feront leur effet. « Moi, je dis : exposez-les ! » C’est tout.
Ça reste du pur bonheur, cette idée de spectacle, et cette tournée où l’on se produira presque tous les jours. C’est léger à vivre, on est ensemble, personne ne porte seul
le poids de Brassens.Luc De Larochellière
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