Cent fois Elvis tel que vous ne l'avez jamais entendu
Encore une ponction bienvenue du fonds d'archives du King, cette fois pour le 25e anniversaire du décès. Il faut bien une raison.
Encore Elvis tel qu'on ne l'a jamais entendu. Cent fois encore. Cinq ans après le coffret Platinum - A Life In Music, qui offrait pour le 20e anniversaire de la mort d'Elvis Presley une rétrospective «parallèle» composée majoritairement de titres inédits, de prises alternatives, d'énièmes versions en spectacle et de quelques trouvailles inespérées, voici Elvis - Today, Tomorrow & Forever, semblable coffret de quatre disques, à temps pour le 25e. Celui-là bâti entièrement de pierres de taille jamais utilisées, qui viennent grossir de cent titres supplémentaires l'oeuvre déjà monumentale du p'tit gars de Tupelo. Et il n'y a à peu près rien de superflu dans le lot, c'est un fan qui vous le dit.Qu'a-t-on bien pu trouver d'autre, se demande-t-on, après la providentielle manne des dernières années, gracieuseté de messieurs Roger Semon et Ernst Mikael Jorgensen, ces experts à qui RCA eut la riche idée de confier la caverne d'Ali Baba? Après l'extraordinaire série Essential Elvis Presley qui ouvrit les voûtes (et les vannes!) à la fin des années 80, après les quinze disques remplis à ras bord des Complete Masters (un boîtier par décennie), après l'édition définitive en trois compacts de la bande sonore du film Elvis: That's The Way It Is, après les refontes augmentées en «two-fer» (deux pour un) des diverses chansons des 31 films de fiction tournés entre 1956 à 1969, après A Hundred Years From Now et autres compilations exemplaires, la question se pose: le fonds d'archives est-il donc sans fond?
Presque. Faut expliquer un truc. Elvis a toujours enregistré en direct, le plus souvent avec l'orchestre présent dans la pièce. Ils jouaient prise complète après prise complète, jusqu'à ce qu'Elvis soit pleinement content de la performance et passe au titre suivant. Le gaillard aux rouflaquettes se contrefichait des consoles multipistes comme de sa première Lincoln Continental Mark IV: la notion même du «punch in», cette technique chère aux années 70 pré-numériques où l'on «réparait» par insertion les erreurs, lui était parfaitement étrangère. De sorte qu'il subsiste sur les bandes magnétiques des tas et des tas de versions des chansons. Pas nécessairement moins bonnes, loin s'en faut. Mais pas au goût d'Elvis. De sorte que le catalogue Presley, qui compte pas loin de 1000 titres, s'en trouve multiplié, presque à l'infini. Ajoutons à ce vertigineux total les dizaines de spectacles enregistrés, les captations d'émissions de radio et de télé, ainsi que les quelques séances impromptues gravées artisanalement à Graceland (Elvis, pour se reposer, aimait chanter Jésus avec les disciples de sa Memphis Mafia). Gageons qu'il y aura un nouveau coffret de performances inédites au 30e, un autre au 40e et encore un autre au 50e.
Rien que du bon
Et gageons itou que ce sera bon. Comme Today, Tomorrow & Forever est bon. Fameusement bon. Et la raison en est bête comme chou: ce type ne savait pas mal chanter. C'était plus fort que lui. Plus fort que le matériel, souvent de deuxième ou de troisième ordre (surtout pendant les années hollywoodiennes). Plus fort que sa pharmacie ambulante. Plus fort que la «désabusion», comme disait feu Nino Ferrer. Elvis chantait d'instinct et il avait l'instinct incroyablement sûr, homme-éponge ayant imbibé des siècles de gospel, de blues, de country, de ballades et de chansons populaires en tous genres. «I was born about ten thousand years ago / There's nothing in this world that I don't know», chantait-il sur l'album Elvis Country en 1970. Ce n'était pas de la vantardise.
Ici, à l'écoute du premier des quatre disques, quand j'assiste 46 ans plus tard au bref mais éreintant spectacle qu'Elvis a livré à Little Rock, en Arkansas, un «set» furieux qui alignait Heartbreak Hotel, Long Tall Sally, I Was The One, Money Honey, I Got A Woman, Blue Suede Shoes et Hound Dog, j'en ai la mâchoire ballante. Un tel abandon, une telle intensité ne pouvaient qu'apeurer: moi-même, j'en tremble un peu. Scotty Moore, le guitariste, était particulièrement déchaîné ce soir-là, plus punk dans le jeu que les Sex Pistols, les Dead Kennedys et les Clash réunis. Les prises alternatives des chansons enregistrées par Elvis juste avant son départ pour l'armée, Doncha' Think It's Time, I Need Your Love Tonight et I Got Stung, sont pareillement envoyées: c'est comme si Elvis avait voulu remplir ses deux années de service en quelques minutes de rock'n'roll débridé.
Semon et Jorgensen ont bien mérité des fans d'Elvis: leur choix est non seulement irréprochable, mais émaillé de trésors inouïs. Touchante version guitare-voix de Lonely Man, arrangement céleste de Can't Help Falling In Love, ronflante lecture de la méconnue Gonna Get Back Home Somehow (un rock sans bavure signé Doc Pomus et Mort Shuman), finesse de l'interprétation de Pocketful Of Rainbows, inspirante Hide Thou Me (telle qu'improvisée à Graceland), formidables rendus des Make Me Know It, Big Boss Man et autres Baby What You Want Me To Do (le standard de blues de Jimmy Reed, jamais aussi bien joué qu'à Las Vegas en 1969), on va de stupéfaction en émerveillement. Et ainsi de suite. J'en ai pour des semaines, des mois.
En fait, j'en ai jusqu'au prochain coffret, dans cinq ans. Le grand public, entretemps, se rabattra avantageusement sur la compilation Thirty Number One Hits, équivalent elvissien de la compilation One des Beatles, minimum du minimum vital, à paraître dans un mois. Mais attention, il se peut que l'acheteur n'est reste pas là. Avec Elvis, le minimum, c'est souvent la totale. La totale à rallonge.