Une fugue à l'abbaye

Le Centre d'arts Orford étend toujours plus ses tentacules dans la région qui l'accueille. C'est presque devenu coutume même, maintenant, de se retrouver, un soir, en la magnifique abbaye de Saint-Benoît-du-Lac pour aller entendre un concert organisé par le Festival Orford. Cette année, l'organiste Bernard Lagacé y a été invité pour rien de moins que le monumental Art de la fugue (Die Kunst der Fugue) de son compositeur de prédilection, le musicien des musiciens, Jean-Sébastien Bach.

S'entretenir avec Bernard Lagacé est un privilège. On a devant soi un être humain aussi modeste (donc au service des chefs-d'oeuvre qu'il aime défendre) que noblement et justement orgueilleux du devoir qu'il accomplit. Il est «tombé» dans Bach comme Obélix dans la potion magique et défend sa vision de ce compositeur avec autant d'ardeur que de passion.

Entre deux répétitions, il accorde ce qui au départ devait être une courte entrevue. Comme l'homme est disert, le propos s'allonge, tout comme le temps semble alors se raccourcir. Bernard Lagacé, direct, commence par confier que «cela fait au moins trente ans [qu'il] joue cet Art de la fugue au moins une fois par année en concert». On penserait entendre un vieux routier: pas du tout. «Chaque fois, comme l'an dernier à Venise, je me dis que celle-là est la dernière; l'oeuvre draine toutes mes énergies, exige toute ma capacité de concentration et, surtout, m'émeut terriblement.»

Émotion. Ce mot farouche, une fois lancé, provoque certaines réactions. L'Art de la fugue est souvent reconnu — et célébré — comme une oeuvre cérébrale, un sommet de science contrapuntique, une démonstration de maîtrise. Ne voilà-t-il pas alors que Lagacé s'enflamme. «Je suis tout à fait contre cette vision de l'oeuvre. Il y a bel et bien là un sommet de tout cela, mais cela reste d'abord et avant tout une musique passionnée, voire violente, qui ne ménage aucun auditeur tant par ses aspects didactiques que par ses grands aboutissements émotifs.»

Il avoue même que parfois il a peur et tremble d'effroi en jouant certaines fugues «fortes et puissantes». Il s'explique ainsi: «C'est le testament de Bach, et Bach le savait, trop lucide pour ne pas savoir qu'il se dirigeait au tombeau. Malgré toute sa foi, cette crainte horrible de la mort l'habite dans toute la partition — ou ce qu'il a pu en achever — au point où il s'affaire à tout signer!»

Par là, Lagacé montre l'importance du petit motif de quatre notes qui sert de troisième thème à la triple fugue, inachevée et malheureusement finale, même si on croit que le plan de l'oeuvre totale allait plus loin. Ce motif, beaucoup le savent, forme le célébrissime nom de Bach en renvoyant en français aux notes si bémol, la, do, si bécarre. Lagacé montre à quel point, transposée partout dans les contre-sujets ou les motifs d'accompagnement, sa présence agit comme une sorte de paraphe du compositeur.

S'il aime bien s'attarder au pouvoir éminemment attractif de L'Art de la fugue et à ses résonances affectives «voulues et bien réelles — Bach voulait toujours émouvoir, c'est la base même de sa science, la raison pour laquelle il l'a portée à un niveau inégalé» —, cette prédilection musicale n'empêche pas le fin collectionneur de tableaux de Borduas de s'émerveiller tout autant de toute la symbolique qui entoure ces compositions. Par exemple, «le thème de douze notes, pas dodécaphonique mais de douze notes comme exactement les apôtres, les mois, etc.», qui ne relève pas pour lui de l'anecdote mais plutôt d'une représentation musicale de la cosmogonie divine qui accompagne l'art de Bach.

Surgit alors une épineuse question. Bien des musicologues et analystes croient encore que, en raison de sa notation sur quatre portées et également du fait que Bach n'a pas (faute de temps?) inscrit d'instrumentation de quelque nature, cette «musique» était faite uniquement pour être lue. Lagacé enrage presque. «Je reste fondamentalement convaincu que tout cela est conçu pour un instrument à clavier, surtout l'orgue, qui peut se faire le seul porteur de ce message. Tout peut se jouer avec les deux mains, Bach le savait, insiste-t-il, sauf certaines fugues miroirs où il faut deux instruments parfois et certains canons où je requiers l'aide d'un assistant pour faire le cantus firmus. Ce sont des visées hautes et Bach prévoyait certainement des exécutions de premier ordre.»

Pour Bernard Lagacé, cet Art de la fugue est la clef de voûte de la vie de Bach. Sa conception, il l'a maintes fois exposée dans ses écrits et les notices de présentation de ses disques. Il reste persuadé que «l'oeuvre possède surtout un caractère nettement subjectif et quasi autobiographique, un sens spirituel profond et un pouvoir d'émotion extraordinaire qu'on pourrait qualifier d'apocalyptique». D'où le fait qu'en interprète hors pair, il tente de faire partager cette imposante masse émotive avec une puissance épurée de tout sentimentalisme.

Il n'y a qu'à l'entendre répéter sur le merveilleux orgue de l'abbaye de Saint-Benoît-du-Lac pour savoir qu'aucune résistance n'est ici possible. Comme Lagacé se plaît en ce lieu, il va encore plus loin dans la présentation de ces quatorze fugues et autres canons. «Cela me fatigue, mais j'adore cela. Il faut qu'à l'image de Bach je me surpasse; on ne saurait se contenter de jouer ces fugues. Leur interprétation est exigeante, et de cette exigence-là, je ne me lasse jamais.»

Le jouera-t-il encore, son Art de la fugue chéri? Il n'ose répondre à cette indiscrète question, laissant au destin un peu le soin de choisir pour lui. Ainsi, les chanceux qui seront présents samedi soir auront-ils la possibilité d'assister à un moment qui s'annonce parmi les plus forts de nos festivals d'été.

Baroque à l'abbaye
Dans le cadre du Festival Orford
À l'abbaye Saint-Benoît-du-Lac
Le samedi 10 août, 14h

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