La patiente édification de Mélanie Léonard

La première rencontre du Devoir avec la cheffe Mélanie Léonard fut musicale. Un choc, avec la transfiguration d’une œuvre : le Concerto pour violoncelle no 2 du Letton Peteris Vasks. « Avec Stéphane Tétreault, nous avions une communication organique facile, instinctive », se souvient-elle. Si cette interprétation était exceptionnelle, c’est qu’elle changeait radicalement la perspective sur une œuvre créée quelques années plus tôt. Partition de 35 minutes, « Présence » (son titre) passait soudain à 50 minutes.
« Notre interprétation était plus méditative, mais c’est une proposition tout à fait valable. C’est ce qui nous est venu naturellement. Ce qui donne le poids d’une interprétation ne se mesure pas en durée : il y a eu un réel impact dans la réception par les auditeurs, mais aussi dans ce qui s’est passé sur scène », analyse la cheffe, qu’on retrouvera dans Femmes symphoniques, un documentaire diffusé le 8 mars à ICI Artv, et qui tiendra la baguette de l’OSM cette semaine pour la première fois.
La cheffe déterminée et consciencieuse dirigera la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák, associée à l’ouverture Hiawatha de Samuel Coleridge-Taylor et à The Spark Catchers (2017) de la Britannique Hannah Kendall, qui évoque la vie des ouvrières d’une fabrique d’allumettes. « Les trois œuvres ont un lien avec la littérature, Coleridge-Taylor et Dvořák ayant été inspirés en partie de Longfellow, et The Spark Catchers venant d’un poème de Lemn Sissay, poète officiel des Jeux olympiques de Londres en 2012. »
Alors que nous nous étonnons de l’étrange coïncidence voulant que les femmes cheffes soient si souvent présentées au public dans la Symphonie du Nouveau Monde (Xian Zhang à l’OSM en 2020 et Alondra de la Parra à l’OM en 2019), comme jadis on faisait diriger aux solistes qui prenaient la baguette (Perlman, Vengerov, Znaider…) soit la 7e de Dvorak, soit la 5e de Tchaïkovski, Mélanie Léonard n’y voit que coïncidence : « Je ne peux me prononcer pour les décisions passées. Dans mon cas, ça s’est fait par hasard : la Neuvième était dans mes propositions et il y avait un lien avec l’ouverture de Coleridge-Taylor. »
La musicienne, dont le premier contact avec la célébrissime symphonie date de l’époque où elle était violoniste à l’Orchestre symphonique des jeunes du West Island, aime particulièrement deux enregistrements du Philharmonique de Berlin, ceux avec Rafael Kubelik et Herbert von Karajan.
Carrière
Il était intéressant d’entendre Mélanie Léonard sur le phénomène actuel de l’émergence quasi hebdomadaire de possibles futures nouvelles vedettes féminines de la direction d’orchestre, alors que les musiciennes apparues il y a quelques années ne semblent même pas avoir le temps de s’installer et de se consolider.
« J’ai commencé professionnellement comme cheffe en résidence à l’Orchestre de Calgary en 2009. J’ai eu ce poste pendant quatre ans. Les deux premiers engagements de cheffe invitée étaient le Métropolitain et l’Orchestre symphonique de Toronto. J’ai obtenu mon poste à Sudbury en 2016. Mon contrat se termine cette saison, et j’ai commencé le 1er juillet 2021 à Symphony Nouveau-Brunswick. Ma carrière de cheffe invitée s’est beaucoup développée et j’ai dirigé presque tous les orchestres majeurs au Canada. Je suis vraiment heureuse et j’espère que ça va continuer », nous dit la musicienne.
Lorsqu’on lui demande s’il est facile de franchir la frontière et ce qui bloque, elle reste réduite au constat suivant : « Ce qui bloque, j’aimerais le savoir, mais je n’ai pas la réponse. Je continue de m’investir et de développer des liens. »
En ce sens, la semaine qui vient sera importante pour Mélanie Léonard : « Diriger un très grand orchestre a une influence sur la perception que les gens peuvent avoir de vous. Et c’est un bagage très précieux pour l’expérience. Après avoir travaillé avec l’OSM, je vais être nourrie. »
Dans le documentaire Femmes symphoniques, on découvre d’ailleurs une musicienne patiente et méthodique, qui s’entraîne cinq fois par semaine, travaille avec un kinésiologue pour « soutenir la demande faite à son corps ». Cette réflexion est présente lorsqu’on aborde sa carrière. « Mon focus est sur ce que je peux changer : ma préparation, ma maturité qui passe par le développement personnel. La profondeur de l’expérience humaine nourrit l’interprétation, la façon d’interagir avec les musiciens et le public. Ce sont des paramètres sur lesquels j’ai le contrôle parce que ce sont des paramètres sur lesquels je peux investir. Je ne peux pas contrôler le marché. Je suis heureuse. Ma carrière s’est développée comme un crescendo et je l’apprécie. J’ai pu absorber et tirer des leçons. »
Inspirer les hommes
Comment une cheffe établie voit-elle « La Maestra », un concours de direction réservé aux femmes qui se tiendra à Paris dans la semaine qui vient ? Cette discrimination positive est-elle caricaturale ou souhaitable ? « Il est difficile d’avoir un regard sur une situation en pleine évolution. Il y a de plus en plus de place faite aux femmes dans la direction. Dans mon parcours, je suis consciente que le fait d’être une femme peut inspirer d’autres femmes et contribuer à l’essor des femmes dans le monde de la direction d’orchestre, mais, en même temps, j’aimerais inspirer autant les hommes que les femmes, tout comme j’ai eu des modèles féminins et masculins. »
« J’aimerais surtout voir le jour où “ce sera normal”, dans le sens où l’égalité sera tellement présente depuis plusieurs années que l’on n’aura pas besoin de se poser la question. » Le constat de Mélanie Léonard est que face à la lenteur de l’évolution des mentalités, il y a deux stratégies. « Ou bien on laisse évoluer les choses organiquement, ou bien on crée des occasions réservées. Je n’ai pas la réponse exacte sur la bonne solution », conclut-elle.
« Je ne sais pas non plus si cela m’aurait aidée, ajoute-t-elle, car je ne me suis jamais posé la question, ne m’étant jamais considérée comme femme cheffe d’orchestre. J’ai toujours voulu être une musicienne sincère et intègre. La musique m’a appelée et a toujours été le langage à travers lequel je ressentais que j’étais capable de communiquer avec les autres dans ce que j’ai de plus sincère. C’est mon contact avec le monde et il n’est pas lié avec le fait que je sois une femme. »
Mélanie Léonard dans « Femmes symphoniques »
Artv présentera le mardi 8 mars prochain à 20 h le documentaire Femmes symphoniques. Le film de 52 minutes de la documentariste Patricia Beaulieu, scénarisé par Mathieu Fournier, permet de faire plus ample connaissance avec Mélanie Léonard, dont il met en avant l’attachante personnalité et le parcours, en même temps que celui de deux autres femmes cheffes : Dina Gilbert (Kamloops Symphony, Grands Ballets canadiens) et Naomi Woo (cheffe assistante à Winnipeg).
Les trois musiciennes incarnent une génération qui suit celle de Keri-Lynn Wilson (54 ans) et Tania Miller (52 ans). On épouse donc une tendance forte de l’heure, dont il ne faudrait pas croire qu’elle surgit à présent du néant, ce qu’un judicieux passage sur la pionnière Ethel Stark rappelle bien.
Parmi les bonnes idées, les contributions de Jean-François Rivest et de Yannick Nézet-Séguin, ce dernier se montrant fort pertinent sur la part du coeur face à l’intellect dans la direction d’orchestre. Le hiatus hilarant du documentaire est la juxtaposition à distance de la classe de Jean-François Rivest en présence de Mélanie Léonard et des conceptions très nonchalantes de Naomi Woo sur l’utilité d’une technique de direction. Mais, après tout, le diffuseur ne dit-il pas que « nos jeunes cheffes sont toutes animées par le même besoin de sortir la musique classique des sentiers battus » ? La rigueur de Léonard, la détermination de Gilbert et la singularité de Woo en sont sans doute trois facettes.
La Maestra, concours au féminin
La Philharmonie de Paris et le Paris Mozart Orchestra (sic !), fondé en 2011 par la cheffe Claire Gibault, sont associés dans La Maestra, un concours de direction d’orchestre réservé aux candidates féminines. La première édition, en septembre 2020, a consacré l’Indonésienne Rebecca Tong, mais a surtout propulsé le 2e Prix, Stephanie Childress, désormais cheffe assistante à l’Orchestre de Saint-Louis, et le 3e Prix, Lina González-Granado, cheffe résidente du Los Angeles Opera. La seconde édition, du 3 au 6 mars, sera surveillée de près par le milieu musical, d’autant que la Philharmonie de Paris s’est assuréun très large réseau de salles et d’orchestres en France et en Europe. Les agences d’artistes seront donc aux aguets pour dénicher une possible nouvelle perle rare…
En concert cette semaine
Le Quatuor Goldmund est au Ladies’ Morning, à la salle Pollack, le dimanche 27 février à 15 h 30.
Charles Richard-Hamelin joue Franck, Chausson et Ravel à la salle Bourgie les 2 et 3 mars à 19 h 30.
Arion propose « Baroque au féminin », avec Franck-Emmanuel Comte et la soprano Heather Newhouse, à la salle Bourgie, vendredi 4 mars à 19 h 30, samedi à 16 h et dimanche à 14 h.