Traditionnelle et crémeuse: quand les chansons se déclinent de 1000 façons

Préférez-vous les brûlots rock bien « distorsionnés » de Jack White ou son versant country-folk décalé ? Avez-vous un faible pour les nouvelles couleurs grunge de Safia Nolin, ou vous aimez sa musique en version folk dépouillé telle qu’on l’a découverte avec Limoilou ? Émilie Simon version bossa-nova, ça vous intrigue ?
Bonne nouvelle : vous n’aurez pas à choisir, puisque ces multiples versions existent et cohabitent même plutôt bien ! De plus en plus d’artistes font paraître leurs chansons en plusieurs déclinaisons. On ne parle pas ici d’une tendance, mais plutôt d’un épiphénomène repéré à quelques reprises depuis le début de la pandémie et de ses confinements successifs.
Ça s’est vu chez l’Américain Jack White avec Taking Me Back, titre annonciateur de deux albums quiparaîtront dans quelques mois. Ce morceau se décline en version « gentille », avec violon guilleret et piano honky tonk, puis dans une mouture rock frontale sur laquelle se déploie toute la virtuosité du guitariste.
Chez Safia Nolin, le mini-album SEUM se présente dans un écringrunge, en formule band (« sunset »), puis en version dépouillée avec petits oiseaux (« sunrise »). Phénomène observé également chez la Française Émilie Simon, qui a lancé les cinq titres du projet Mars on Earth 2020 d’abord en version pop tonique, puis dans de charmants arrangements de bossa-nova, suivant un peu la courbe des faces A et B d’un vinyle.
Nouveau réflexe développé par certains artistes dans la perspective que leurs chansons soient reçues dans le cocon intime de l’auditeur confiné ? Lassitude pandémique qui annule touteenvie de choisir ? Rapport différent à la marchandisation des chansons ? Apparition de chansons caméléons qui permettent aux artistes de s’adapter à l’énergie de salles parfois pleines de spectateurs galvanisés, le lendemain à demi remplies d’un auditoire masqué qui n’est pas autorisé à danser ?
Émilie à Brooklyn
Jointe en FaceTime dans son mignon studio new-yorkais, la Française Émilie Simon louange la résilience de ses nouveaux voisins. « J’ai commencé à venir ici en 2006-2007 pour mes albums Végétal et La marche de l’empereur, et je suis tombée amoureuse de la ville. Durant la pandémie, j’y suis restée à cause des complications aux frontières. On est dans la vigilance en ce moment, ce n’est pas l’insouciance des débuts, mais les New-Yorkais retombent toujours sur leurs pattes, et l’énergie est bonne malgré ce qu’on vit. »
Émilie a été l’une des premières à lancer, d’abord au compte-goutte, des chansons composées en prise directe sur ce qu’on vivait. « Elles ont été écrites spontanément au début de la pandémie, en mars 2020, d’où le titre de l’album : Mars on Earth 2020. Mon réflexe naturel a été de me mettre au piano pour exprimer ce que je ressentais à travers des mélodies. » Résultat : un bouquet de cinq chansons qui parlent de l’arrivée d’une menace extraterrestre, la chronique un brin anxiogène d’une ombre qui s’étend et d’un monde nouveau avec lequel il faudra apprendre à composer.
« Au bout d’un moment, on a compris que la pandémie ne se terminerait pas de sitôt. Nos plans pour l’été sont tombés à l’eau, et on s’est de nouveau retrouvés confinés dans nos appartements. Je me suis dit : “Bon, on y est encore, alors on va reprendre les mêmes morceaux, mais on va les faire cette fois comme si on partait en vacances”, d’où les arrangements de bossa et leur côté plus ensoleillé et poétique. C’est le contraste qui m’a intéressée. On est moins dans la menace extraterrestre ; il y a un peu d’humour et de second degré pour alléger l’atmosphère. L’art permet de sublimer notre perception des événements pour qu’on puisse continuer à avancer. »
Je me suis dit : “Bon, on y est encore, alors on va reprendre les mêmes morceaux, mais on va les faire cette fois comme si on partait en vacances”.
Jamais deux sans trois
Peu avant de s’embarquer pour une petite tournée dans le nord-est américain, la chanteuse BEYRIES a lancé l’automne dernier trois déclinaisons de Valhalla Dancer, qui n’avait pas trouvé sa place sur l’album Encounter, en 2020.
Amélie Beyries avait dans sa besace plusieurs versions de cette ode au paradis des Vikings, une méditation inspirée de réflexions sur la vie après la mort. La première a la beauté brute et sans filtre des maquettes. La deuxième, signée par Pierre Marchand, connu pour son travail auprès de Sarah McLachlan, se déploie avec la puissance d’une vague. Derrière la troisième, délicate et très joliment arrangée, il y a la griffe d’Alex McMahon, son réalisateur habituel.
« Je n’avais pas envie de choisir. Depuis longtemps, ça me fascine de voir à quel point les chansons peuvent prendre vie différemment selon qui chante, joue ou réalise. On peut s’amuser avec ça, la musique est un art malléable. »
Mini-album de trois titres, monoplage proposée en trois volets, ou triptyque, la forme est floue et cela importe peu. « Tout est accéléré maintenant, mais moi, j’aime prendre mon temps, me permettre d’exploiter et de démultiplier le travail déjà accompli. En ce moment, les plateformes rendent ça possible. Il y a cette idée de “recycler”, de garder son énergie, dans un certain sens. » Une réflexion avec laquelle Émilie Simon est en accord : « On produit, on produit, mais est-ce qu’il n’y aurait pas une façon de créer avec ce qu’on a déjà en main, comme en mode, où l’on réfléchit de plus en plus à la question de la surconsommation ? On réutilise les tissus, une nouvelle conscience plus éthique a vu le jour… Pourquoi pas aussi en musique ? On accumule de beaux morceaux ; il y a des jeux à faire avec ça, une forme de recyclage possible avec les chansons. »
Je n’avais pas envie de choisir. On peut s’amuser avec ça, la musique est un art malléable.
Nouveaux horizons
L’album SEUM, de Safia Nolin, est un exemple très réussi de déclinaison double nourrie par l’envie de l’artiste de contourner la prétendue obligation d’en élire une seule pour la postérité. « J’étais habitée par une colère qui m’a menée vers l’énergie grunge, mais je ne souhaitais pas pour autant renoncer à mes versions acoustiques. Je pense à Sufjan Stevens, qui a lancé en 2017 deux versions de la chanson Tonya Harding : l’une tragique et grandiose, l’autre dépouillée. En jasant avec Matt Holubowski, on s’était rendu compte qu’on ne préférait pas la même. »
C’est aussi une manière de contourner un modèle d’affaires qui dessert les artistes en épousant la sempiternelle logique rigide de l’album complet, « un modèle aseptisé, étouffant et désuet, qui exige beaucoup de l’artiste et qui n’est pas, selon moi, la manière la plus intelligente de commercialiser l’art. Le public n’a plus la patience ni l’attention pour écouter un album complet ; de très belles chansons passent dans le beurre. Pourquoi ne pas opter pour d’autres formules ? »
On découvre grâce à SEUM que l’énergie viscérale et sans compromis du grunge sied merveilleusement à Safia. Les oreilles sensibles pourront se lover dans les versions folk des quatre mêmes chansons, plus typiques du son qu’on lui connaît.
Safia a même offert des concerts qui respectent la logique de cette perspective double. N’eût été l’arrivée du variant Omicron en décembre dernier, un spectacle acoustique à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours et un concert rock full band le lendemain aux Foufounes électriques étaient au programme. « Et je remarque qu’il y a plus de gars dans mes shows. Plusieurs me découvrent en ce moment à travers le côté grunge amplifié du EP. Ma musique n’a pas changé, mais peut-être qu’à leurs oreilles, ça sonne moins comme de la “musique de filles”. Le côté grunge intense, plus méchant, ils semblent à l’aise avec ça ! »