Savall-Beethoven, la joie d’une rencontre

Sous le titre Beethoven Révolution, Alia Vox publie le second volume d’une intégrale des symphonies de Beethoven par Jordi Savall. Comme le premier album, ces trois disques, regroupant les Symphonies nos 6 à 9, nous font plonger dans un univers sonore et musical singulier et passionnant, buriné dans le moindre détail. Le Devoir s’est entretenu avec le musicien catalan sur sa vision de cet univers, dans lequel on ne l’attendait pas.
« Le succès de ces enregistrements, le fait qu’ils vous inspirent, vient du fait qu’ils véhiculent la joie de 60 musiciens qui font leur travail avec grande passion. C’est difficile avec un orchestre symphonique qui joue tous les jours ; il n’y a pas cette même joie. Et imaginez cette joie à une époque de concerts annulés, où nous nous retrouvions à la collégiale du château de Cardona en Catalogne comme dans une île pour jouer cette musique divine. C’était un cadeau et un miracle. »
La joie, les musiciens réunis autour de Jordi Savall la portent en eux bien au-delà des séances d’enregistrement. Un concert des Symphonies nos 6 et 7 filmé à la Laeiszhalle de Hambourg a été publié sur YouTube en décembre dernier. Nous vous avions alors parlé, à Noël, de l’exceptionnelle et rayonnante Pastorale dans le cadre des concerts à ne pas manquer sur la Toile. On y voit, mêlés, des instrumentistes aguerris et de jeunes musiciens. C’est l’un des principes qui ont présidé à la démarche du chef.
Redécouvrir la musique
« Cela faisait plusieurs années que j’avais décidé de reprendre les symphonies de Beethoven, d’aborder l’étude des partitions à partir des autographes et manuscrits originaux et d’imaginer comment cela pourrait sonner en suivant les indications précises, caractères des tempos, articulations de Beethoven lui-même, en faisant abstraction complète de ce que j’avais entendu avant. Mais je me demandais comment faire », confie le chef au Devoir.
Alors Jordi Savall part de deux idées : prendre le temps de travailler à fond, puis se donner le temps de transmettre ses idées à des jeunes. « J’ai imaginé des “académies Beethoven” organisées à partir de 2019 et j’ai divisé les symphonies en quatre programmes (1, 2 et 4 ; 3 et 5 ; 6 et 7 ; 8 et 9). Chaque programme donnait lieu à deux académies de six jours chacune avec six heures de travail intense par jour. La première académie avec des classes de maîtres, du travail individuel et par groupe, reposait sur l’articulation, le phrasé, la dynamique, ainsi que tous les aspects esthétiques et historiques. » La seconde académie, de mise en commun, aboutissait aux sessions d’enregistrement.
À l’écoute du Beethoven de Jordi Savall, dans les sessions de 2020 comme dans l’album issu des académies de 2019, on est frappé par les timbres des instruments anciens, par la lisibilité polyphonique, mais aussi et surtout par l’intelligence des articulations, des phrasés et des dosages instrumentaux. Il y a là un imaginaire dans les couleurs et la pulsation de la musique qui se double d’une qualité hors normes de réalisation, résultat logique de la manière dont a été conçu le projet.
Esthétiquement, l’heure est au décapage : « Beethoven a évidemment fait évoluer les choses de manière incroyable, mais il dispose de l’orchestre de Mozart et de Haydn, et cet instrument lui vient de Rameau, Gluck, Bach et Haendel. Même si les instruments se sont un peu améliorés, même s’il y a de nouveaux éléments, la base de la technique d’interprétation n’a rien à voir avec Brahms, Schumann ou Bruckner. »
« J’ai voulu travailler Beethoven comme j’ai travaillé ma viole de gambe avec Marin Marais. Quand j’ai commencé, je ne pouvais pas avoir d’idée de la façon dont cette musique sonnait. Tous les violistes anciens étaient morts. Il fallait retrouver le style en jouant la musique. D’abord, on essaie de fixer le tempo. Ensuite, il faut résoudre les questions d’articulation. C’est un travail approfondi. Lorsqu’on opère ainsi, on découvre la musique. »
Composer pour l’avenir
Le grand risque était, à force de travail, de tuer toute spontanéité. Mais on trouve dans ces enregistrements une jubilation de l’émulation collective dont on n’avait d’équivalent jusqu’ici qu’avec la Deutsche Kammerphilharmonie et Paavo Järvi il y a une quinzaine d’années.
Tout est parti d’un travail des sections de l’orchestre : « J’avais donné des directives aux chefs de pupitre. J’avais aussi beaucoup d’idées sur des mouvements. » Mais au moment de mettre ensemble les pièces du puzzle, tout ne se passait pas forcément comme prévu. « On découvrait que la musique demandait d’autres choses », dit le chef, qui jure ne jamais avoir été prisonnier de ses idées initiales. « La musique parle et, comme nous avons eu le temps de la faire sonner et d’expérimenter, nous avons vu qu’elle nous suggérait des choses que nous n’aurions jamais trouvées si nous n’avions pas pris tout ce temps-là. »
La symphonie qui a posé le plus de problèmes a été la Huitième. « C’est vraiment une symphonie hors normes. C’est un bijou, mais tout y est poussé à un paroxysme. Les musiciens disaient : “On ne peut pas jouer cela.” Je leur répondais : “Ce que vous dites là, les musiciens le disaient à Beethoven et il leur rétorquait : “Ce que j’ai écrit est parfaitement jouable.” Quand la question se posait avec des quatuors, Beethoven leur répondait : “Pensez-vous que je m’occupe de vos misérables cordes ? Je ne compose pas pour vous, je compose pour l’avenir.” »
« Beethoven pensait une musique idéale et sa surdité faisait qu’il sentait intérieurement la puissance de la musique, résume Jordi Savall. C’est cette force intérieure que j’ai cherché à retrouver. La difficulté de la Huitième est qu’il faut que cela sonne facile, alors que cela ne l’est pas. »
Mais si Beethoven composait la musique de l’avenir, pourquoi le magnifique mouvement lent de la Neuvième serait-il inféodé à une rhétorique qui regarde vers le passé comme dans l’enregistrement de Savall ? Ne pourrait-on pas imaginer une forme de mouvement lent, sensible, précurseur du romantisme ? Jordi Savall s’amuse de la question. « Je n’ai pas voulu céder à cette forme de facilité, car j’étais sûr que les musiciens pouvaient, dans le tempo juste, trouver la liberté de phraser et donner l’expression nécessaire. J’ai gardé une flexibilité plus grande. Tout coule. Le tempo naturel est parfait et je vous jure qu’on y a passé beaucoup d’heures. L’idée de jouer ce mouvement plus lent vient peut-être quand vous avez un orchestre de 120 musiciens, pas 60. »
La 9e Symphonie devait être enregistrée à Wroclaw, en Pologne, en octobre 2020. Mais le plan a dérapé. « Nous avons été coincés. Des chanteurs ont été infectés par la COVID, j’ai moi-même été infecté, ainsi qu’une partie de l’orchestre, et nous n’avons pas pu finir l’enregistrement. J’ai profité du fait que nous avons donné la 9e à Bonn et à plusieurs endroits en octobre 2021 pour l’enregistrer. »
Dans ce second album, c’est la 7e Symphonie qui surprend le plus par son côté vertical et péremptoire, presque dans la lignée des 3e et 5e Symphonies. « On a beaucoup parlé, pour cette symphonie, d’une apothéose de la rythmique, mais aussi de l’expression. Le 1er mouvement oblige à une direction impitoyable pour aboutir à une explosion. Le mouvement lent est un rare moment d’humanité et de révolution. Rappelez-vous qu’il a fait l’objet d’un chant révolutionnaire à quatre voix, que j’ai présenté dans le projet Venise millénaire. Dans le mouvement final, il y a une extraordinaire utilisation de la force et de la puissance. C’est une explosion de joie incroyable pour quelqu’un qui souffrait autant. »
Quel que soit le regard que l’on jette sur l’approche de Jordi Savall, il faut créditer le musicien catalan de qualités qui se font rares : la forte unité organique, la puissance du continuum dramatique et, à l’intérieur de celui-ci, des phrases qui ont un sens, naissent et aboutissent. « C’est une partie essentielle de mon goût musical, avoue le musicien. Je suis né avec la polyphonie et suis formé dans le monde de la polyphonie où ce qui importe, c’est la direction. On ne peut faire un phrasé cohérent si on n’a pas l’intention finale. » Le but est atteint : le musicien catalan a créé une combinaison gagnante d’une vingtaine de jeunes musiciens de tous horizons et de ses fidèles instrumentistes. Ensemble, ils ont su mener Beethoven à bon port.