«Eurydice», la force de la création

Barry Banks (Hadès) et Erin Morley (Eurydice) dans le IIIe acte de l’«Eurydice» de Matthew Aucoin au Metropolitan Opera 
Photo: Marty Sohl Met Opera Barry Banks (Hadès) et Erin Morley (Eurydice) dans le IIIe acte de l’«Eurydice» de Matthew Aucoin au Metropolitan Opera 

Les cinémas relayaient samedi la production de l’opéra Eurydice de Matthew Aucoin sur un livret de Sarah Ruhl. Créée à Los Angeles en février 2020 cette co-commission est, après Fire Shut Up in My Bones, de Terence Blanchard, le second opéra contemporain présenté au Metropolitan Opera cet automne, dirigé par Yannick Nézet-Séguin et diffusé dans les cinémas. Une révolution après l’apocalypse des conflits de la période pandémique. Et quelle révolution !

Mais où sont-ils allés chercher ce compositeur fulgurant de 31 ans, Matthew Aucoin ? Quelle trouvaille ! Rappelons encore une fois le constat du chef Stéphane Denève exprimé au Devoir en 2006 : « Normalement, le public devrait être plus excité de découvrir une nouvelle œuvre que d’entendre une symphonie de Beethoven pour la vingtième fois. » Le chef français y a œuvré à Bruxelles. Et si Yannick Nézet-Séguin s’était donné cette mission au Met ? Et si c’était cela, le legs inaltérable qu’il voulait laisser ?

Un secret dans la fosse

 

Nous n’allons pas refaire ici l’historique de la création qui s’est coupée du public, ni décrire une nouvelle fois les marchands de soupe « néo-bidule » qui prennent Internet pour un tiroir-caisse, ces deux plaies qui font que l’assertion de Stéphane Denève n’est, hélas, pas un truisme. Samedi, une création sur le plus vieux mythe de l’opéra — l’Euridice de Peri, hélas perdu, est le plus vieil opéra répertorié — a fait vibrer, a fait réfléchir, a même fait rire, sans condescendance ni facilités.

À ce niveau, et sans aucune hésitation, oui, il est nettement plus excitant de découvrir une nouvelle œuvre que d’aller entendre La Traviata ou La flûte enchantée pour la vingtième fois. Signe des temps, nous préférerions nettement revoir L’ange exterminateur, de Thomas Adès, ou Marnie, de Nico Muhly, plutôt que Turandot ou Lucia di Lammermoor en fin de saison…

Ce qui attire l’attention dans l’Eurydice de Matthew Aucoin, c’est la facture générale qui s’émancipe du moule dans lequel l’opéra américain s’est confortablement calé et qu’on reconnaît dans les œuvres de Jake Heggie (Dead Man Walking) et Kevin Puts (Silent Night). Aucoin ne renie pas du tout cela. Mais il se délecte, en plus, et avec virtuosité, de scènes dans lesquelles il peut développer des clashs de genres musicaux (danses du mariage d’Orphée et Eurydice, appartement de Hadès), un talent dont il risque de tirer parti à l’avenir, car contributif à un humour musical.

Mais, au-dessus de tout, il y a cette utilisation d’une percussion foisonnante et omniprésente dans l’orchestre comme moteur dramatique qui est, à notre avis, sa marque à la fois créative et géniale. Eurydice doit être épuisant à assimiler et à diriger, ce qui échappe sans doute à ceux qui ont l’audace de s’insurger de voir Yannick Nézet-Séguin s’octroyer une pause un peu prolongée après les Fêtes.

Contre les passions tristes

 

Dans un magnifique et efficace spectacle de Mary Zimmerman, qui manie avec subtilité les concepts d’enfermement (le mur gris), de sclérose (les pierres), de lumière et de noirceur, l’Eurydice d’Aucoin et de Ruhl (livret efficace, ne s’emberlificotant pas dans un surplus de mots et de digressions inutiles) recentre le mythe sur l’héroïne, qui a la chance de revoir son père aux enfers avant de pouvoir « remonter à la vie » avec Orphée.

Étrange personnage, que cette Eurydice sans cesse « tirée vers l’arrière ». Ses malheurs surviennent parce qu’elle s’intéresse à son défunt père le jour de son mariage et qu’en appelant Orphée, craignant trop que cela puisse ne pas être lui, elle fait en sorte qu’il se retourne.

L’opéra Eurydice est un plaidoyer contre les « passions tristes » qui nous tirent en arrière. Eurydice comprend-elle la musique d’Orphée ? Elle chante un air sur la difficulté d’aimer un musicien, car Aucoin a composé deux airs pour son héroïne. Est-elle capable de joie, de se projeter dans un bonheur ? Le passé la guide, la mine, la tue et, ce faisant, anéantit son entourage.

Au-delà des destins particuliers, Eurydice a aujourd’hui d’autres résonances, plus géopolitiques, lorsque l’on voit la réaction panique d’Hadès préservant jalousement ses enfers de l’intrusion de la musique à l’approche d’Orphée. L’art est un danger aux yeux de certains totalitarismes.

Ce qui manque à l’opéra d’Aucoin, c’est une musique ou un son associés à Orphée qui feraient « pleurer les pierres ». Orphée est trop fade, et son originalité se limite au fait que Joshua Hopkins chante en tandem avec le contre-ténor Jakub Józef Orliński muni d’ailes dorées. Ce gimmick ne remplace pas la vraie bonne inspiration.

Par contre, idée formidable, Aucoin casse les codes en faisant de Hadès non pas une grosse basse, mais un ténor bouffe. Barry Banks est exceptionnel d’impact et de truculence dans le rôle de démon veule affublé de costumes et de maquillages irrésistibles. Quant à Erin Morley, elle porte l’opéra avec une ferveur missionnaire, le dipôle musical principal étant celui qu’elle forme avec son père, l’excellent Nathan Berg.

Ultime coup de chapeau à Ronnita Miller, Stacey Tappan et Chad Shelton, ces parfaits « cailloux chantants », importants dans la gestion des enfers et qu’aucun document du Met ou des diffuseurs ne mentionne dans les distributions. 

Bruce qui rit, Marie-Josée qui pleure

Bruce Liu donnera un premier récital, intime, à Montréal le jeudi 17 février, concert-bénéfice au profit du Prix d’Europe, à la Chapelle historique du Bon Pasteur. Les places, au prix de 250 $, sont en vente depuis lundi sur le site Internet du concours. À l’inverse, le beau rêve de Marie-Josée Lord de chanter La Traviata s’envole. L’Opéra de Montréal a annoncé vendredi que la soprano se retirait de la production « pour des raisons personnelles ». Le nom de sa remplaçante sera connu sous peu.

Eurydice

Opéra de Matthew Aucoin et Sarah Ruhl (2020). Avec Erin Morley, Joshua Hopkins, Jakub Józef Orliński, Barry Banks et Nathan Berg. Mise en scène : Mary Zimmerman. Direction : Yannick Nézet-Séguin. Au cinéma, samedi 4 décembre. Reprises à partir du 15 janvier selon les cinémas.



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