Manu Militari, rien d’rigolo

Six ans dans la vie d’un homme, c’est long ; dans celle de la scène rap québécoise, c’est une révolution. Le rappeur Manu Militari a choisi le moment où le hip-hop atteint son apogée sur notre scène musicale pour briser le silence avec Nouvelle vague, un cinquième album en carrière pour celui qui ne s’était pas aventuré en studio depuis 2015. Appuyé par les productions contemporaines de Benny Adam (La Zarra, Souldia) et Gary Wide (Imposs, Sarahmée), le méthodique MC revient avec sa plume acérée et « ses punchlines légendaires comme les frères Dubois », rappe-t-il sur la chanson titre.
Pourquoi cette pause, pourquoi ce retour après six ans de silence ? « Honnêtement, je ne sais pas quoi te répondre, avoue Manu Militari. Ça peut avoir l’air cliché, mais la réponse que je me donne, c’est : moi, j’ai travaillé énormément pendant des années. Douze heures par jour. Ma vie était concentrée sur le travail. J’ai une jeune famille que je ne voyais pas beaucoup. Quand j’ai sorti mon dernier disque, j’étais dans une situation assez confortable, et j’avais un peu moins envie de faire de la musique. J’avais surtout envie de prendre du temps avec ma famille, ce que j’ai fait. N’est-ce pas ça, le but, dans la vie, être heureux ? »
C’est rassurant de l’entendre le dire. Manu, sachez-le, rappe peu à propos du bonheur, sinon sur des exceptions telles que les belles Révélation ou Rio de Janeiro du nouvel album, chanson inspirée des séjours au Brésil de ce voyageur aguerri, le plus récent remontant à l’hiver dernier, alors pour fuir avec sa famille la déprime du confinement. Ainsi, il serait injuste de le présenter comme le chroniqueur de la misère humaine que plusieurs de ses chansons suggèrent puisqu’au détour d’une scène dure ou glauque se profile souvent un personnage de combattant — contre la société, contre son sort, contre les injustices, mais un combattant quand même, fier malgré tout. Encore une fois, sur Nouvelle vague, Manu mord sans perdre espoir.
C’est même le cas sur deux chansons prenant Hochelaga-Maisonneuve (Quiconque meurt, meurt à douleur et Hochelaga) pour décor, un geste qui l’expose à la critique, reconnaît-il d’emblée, lui qui a plutôt grandi dans Côte-des-Neiges, dans un contexte qui explique son rapport paradoxal à l’argent et, conséquemment, le regard qu’il porte sur la société dans ses textes. « De l’argent, j’en ai manqué pas mal dans mon enfance. J’ai connu les coupures d’Hydro, de Bell, devoir de l’argent à toutes les épiceries du quartier. Pourtant, je n’en manque pas aujourd’hui. Je vis confortablement, mais l’argent, c’est une course : plus t’en veux, plus t’en as, plus t’as peur d’en manquer. »
Hochelag’, donc : « Je sais que ça ne se fait pas — entre guillemets — de parler d’un autre quartier, mais bon, ça me tentait de le faire. J’ai habité dans le Centre-Sud ; ce n’est pas Hochelaga, mais un peu la même culture, et j’y ai passé beaucoup de temps. Pour moi, c’est un quartier mythique de Montréal, c’est l’histoire du gars qui part d’en bas et qui veut aller au top, qu’il soit Maurice Richard ou Mom Boucher, c’en est presque romantique. […] Après, je pense que j’ai la crédibilité pour faire des chansons sur ce quartier. Et puis, ce ne sera pas la première fois que je fais une personnification qui pourrait être controversée, mettons ? » dit-il en évoquant le brouhaha autour du clip de sa chanson L’attente, qui mettait en scène l’attaque d’un convoi militaire canadien en Afghanistan.
Dès la sortie de son premier album, Voix de fait, en 2006, le pugnace rappeur impose son style rap-vérité cru, livré avec sa prosodie d’une exemplaire clarté. Les rythmiques de son nouvel album ont beau, par moments, avoir le lustre des productions trap en vogue en 2021, le musicien est demeuré fidèle à son style. « Même que mon interprétation est plus physique sur cet album, ce qui me rapproche [de l’énergie] de Voix de faits, commente-t-il. Dans le sens où je sens que j’ai pris plus le contrôle du beat. Sans vouloir renier mon précédent album, je crois que j’étais alors plus “littéraire”, le texte prenant encore plus de place. Là, je sens que j’ai un meilleur équilibre entre le flow et le texte — ça ne veut pas dire que les tounes sont meilleures, mais il y a cette différence. »
« M.A.N.U rien d’rigolo / Y’a pas une pute qui m’fait vivre, chu pas un gigolo / Mon franc-parler remplira jamais l’Centre Bell / Chu pas trop franglais, chu plus Jacques Brel », balance-t-il encore sur le refrain de Nouvelle vague. On détecte tout de suite la vanne envoyée en direction de Loud. « Une vanne, oui… Ce n’est pas très méchant », désamorce Manu Militari, qui a appris, par l’entremise de Benny Adam, que Loud l’avait trouvée drôle. « Je ne peux pas faire comme s’il n’existait pas ! » ajoute-t-il, reconnaissant du même souffle combien la scène rap, la nôtre en particulier, avait évolué depuis la sortie de son précédent album, Océan, il y a six ans.
« Oui, la scène a beaucoup changé. Il y a beaucoup plus d’acteurs aujourd’hui. Quand je suis arrivé sur la scène, je me sentais seul au monde, les autres rappeurs étaient encore très underground », sentiment exprimé, non sans nostalgie, sur la dansante Van Gogh. « Aujourd’hui, les artistes arrivent avec une histoire, une crédibilité dans la rue, et ils sont nombreux. Esthétiquement, le genre est aussi devenu très éclaté. À l’époque, il y avait un certain son de puriste. J’étais fier de Voix de faits parce que j’avais respecté tous les codes, toutes les règles du hip-hop. Ça, comme ce qui est venu avant avec mon groupe Rime Organisée, a été pour moi la fondation de tout ce qui a suivi. »
Nouvelle vague est attendu par les aficionados du rap. Il sera écouté, étudié, décortiqué, comme on devrait le faire pour un vétéran de sa trempe. « Vétéran ? Je n’aime pas trop le mot. On n’aime pas vieillir, n’est-ce pas ? »