Les beaux lendemains de Bruce (Xiaoyu) Liu

Le 1er Prix du Concours Chopin, extraordinaire consécration mais aussi inattendue tonne de briques sur la tête d’un jeune homme, a changé la vie de Bruce (Xiaoyu) Liu. Comment a-t-il vécu le concours et quelles perspectives s’offrent à lui ? Quelles incidences pour Montréal peut avoir son succès, qui suit le 2e Prix de Charles Richard-Hamelin il y a six ans ? Le Devoir en a discuté longuement avec lui.
Varsovie, 20 octobre, 15 h 25. Bruce Liu, que nous avons toujours connu ici sous son prénom, Xiaoyu, achève le deuxième mouvement du 1er Concerto de Chopin. Il est le dernier des 12 finalistes du concours, et son épreuve ultime s’est très bien déroulée jusqu’ici. C’est à ce stade que la plupart de ses concurrents relâchent leur attention ou se crispent face à l’enjeu. On a l’impression que le dernier mouvement est moins pris au sérieux. C’est pourtant lui qui comprend nombre de pièges rythmiques et dynamiques.
Que se passe-t-il dans la tête du candidat Liu à ce moment-là ? « J’ai du mal à me remémorer. Tout est si rapide. Le troisième mouvement est une danse polonaise de type mazurka. C’est un peu comme les Variations dans la troisième épreuve ; un moment de bonheur. Et quand il y a des choses comme ça, je m’amuse. C’est dans ma nature. »
De fait, là où chez d’autres le soufflet retombe, Xiaoyu Liu exulte. « On dit tout le temps que Chopin est nostalgique et souffrant. Ce n’est pas que je suis tout le temps heureux, mais je suis un gars plutôt optimiste qui se contente facilement. Donc, dans mon approche de Chopin, on finit par oublier la tristesse, on danse et on fait la fête : ça vient avec mon naturel. »
Montrer ses capacités
Juste avant que Xiaoyu Liu entre en scène, les caméras nous le montraient discutant de la partition avec le chef Andreï Boreyko. Sur les réseaux sociaux, nous nous interrogions : « Pourvu qu’il n’ait pas trop suivi les finales et n’ait pas vraiment conscience du boulevard qui s’ouvre devant lui. »
En effet, Sorita le Japonais et Gadjiev l’Italo-Slovène, qui sur le plan de la créativité musicale et sonore s’étaient démarqués avec lui lors des tours préliminaires, avaient fourni d’excellentes mais pas déterminantes prestations.
« Je n’avais écouté personne », nous avoue Xiaoyu posément et dans un français cultivé, « non pas par arrogance, mais pour rester dans ma bulle. En fait, tout au long du concours, je ne suis pas allé dans la salle ».
L’aisance que l’on ressentait de sa part s’explique. « Lors de la finale, j’étais détendu parce que le seul fait d’être en finale me rendait heureux : je pouvais présenter tout le répertoire que j’avais préparé, et c’était cela mon but. »
Le pianiste, qui nous avoue avoir été « plus nerveux lors des épreuves précédentes », est entouré d’une équipe restreinte composée de ses parents et de ses professeurs. On comprend que ses parents ne le poussent pas, mais l’épaulent et que ses professeurs le respectent.
« J’ai commencé le conservatoire avec Richard Raymond. Il m’a donné mon éducation technique de base, l’attention vis-à-vis de la partition. Dang Thai Son, avec lequel je travaille depuis cinq ans, m’a aidé à développer ma personnalité. »
Xiaoyu Liu attribue à l’âge et à Dang Thai Son d’avoir « quitté l’adolescence », un tournant qu’il situe « à 20 ans ». « Dang Thai Son a trouvé le meilleur de moi, dans ma nature. »
« Quand on est enfant, on joue de manière scolaire parce qu’on n’a rien à exprimer. Cela vient avec l’âge, et quand on veut exprimer quelque chose, cela peut devenir dangereux, parce que cela peut entrer en conflit avec le goût. C’est comme s’habiller. Si on n’a pas envie de “show off”, on met un t-shirt et un jean et ça va. Mais quand on veut vraiment s’habiller, on peut voir le goût de la personne. Et là, cela peut être du n’importe quoi comme cela peut être du haut de gamme. Dang Thai Son et Richard Raymond voient que les élèves sont tous différents et qu’il faut trouver la meilleure manière de convaincre selon leur nature plutôt que d’appliquer une méthode. »
Sentir une histoire
L’un des effets de la victoire de Xiaoyu Liu, six ans après la deuxième place de Charles Richard-Hamelin lors de l’édition précédente du plus grand concours de piano du monde, sera de tourner les projecteurs vers Montréal et son éducation musicale. La métropole est-elle appelée à devenir un centre de formation attirant davantage de pianistes de tous horizons ? « Je pense que oui », nous dit Xiaoyu Liu.
« Je n’y ai pas encore réfléchi, car avant le concours je ne m’attendais vraiment pas à cela. Quand je me préparais, je voulais juste jouer mon programme. Mais là, je sens que nous apportons quelque chose à Montréal et au Québec, d’autant plus que Charles Richard-Hamelin est vraiment quelqu’un d’honnête et sympathique qui m’a encouragé. Je sens donc que la vie musicale à Montréal va être bien active. »
La formation de Xiaoyu Liu à Montréal ne l’a pas formaté pour Chopin. Il le dit lui-même : « Je n’ai jamais été vraiment un chopiniste. » Il s’intéresse à tout le répertoire, notamment à la musique française avec, en ce moment, un tropisme particulier pour Rameau.
Wonny Song, premier mentor de Xiaoyu Liu, avant qu’il entre au conservatoire, nous avait raconté la passion du jeune enfant pour l’écoute des disques et la découverte des interprétations en rapport avec les répertoires qu’il abordait. Là aussi, le goût change avec l’âge. « Quand j’étais plus jeune, j’admirais la perfection pianistique. Bien sûr aussi la musique, mais le sens de la qualité technique qui vise la perfection, des gens comme Zimerman ou Perahia. Je n’aimais pas trop les vieux maîtres dont on sait qu’ils font des fautes. Maintenant, c’est un peu l’inverse. J’admire encore plus Alfred Cortot, Arturo Benedetti Michelangeli, ou Samson François. J’ai même une forme d’addiction pour le vieux son, les vinyles, ces choses où l’on sent une histoire ; une beauté que les enfants ne comprennent pas. »
Le défi principal
Depuis la fin de l’épreuve, Xiaoyu Liu apprécie beaucoup l’ambiance à Varsovie, côtoyant notamment les autres finalistes. « Je les connaissais pour certains par d’autres concours. D’autres, je les ai découverts ici. Peut-être est-ce à cause de la pandémie, mais l’amitié entre les participants est très particulière. De l’extérieur, on a l’impression qu’on est des concurrents, mais cette fois je n’ai vraiment pas eu cette sensation. La chance de se regrouper, de faire la fête ; les ondes positives dominaient largement. »
À voir le bonheur et l’aisance de Xiaoyu Liu lors des épreuves successives, c’est sans doute le plus difficile qui commence désormais. Le lauréat est accaparé par les concerts en Pologne qui suivent le concours, alors que tombent sur lui des sollicitations de partout dans le monde. L’état de préparation à la carrière est très variable selon les candidats. Alexander Gadjiev, 2e Prix ex æquo avec le Japonais Sorita, a son site Internet, qui propose de « démarrer l’expérience » et qui dès la première page interroge l’internaute : « Vous avez un projet ? Parlons-en. » Assurément, le Concours Chopin est pour lui un marchepied vers une carrière programmée et organisée.
Rien de cela pour Xiaoyu. La recherche « Bruce Liu pianist » aboutit depuis cette semaine seulement à un site taïwanais assez marginal qui organise quelques tournées locales. Avant cela, on ne trouvait rien. Sur la question de la gestion pratique de la tonne de propositions qui lui tombent dessus, Xiaoyu Liu ne peut qu’émettre un constat fataliste : « En pratique, c’est simple : j’ai des centaines de messages non lus, car avec tous les concerts de gala après le concours, tout ce je peux dire c’est : “Laissez-moi un peu de temps”. »
De ce point de vue, le Concours van Cliburn, qui prend en charge la gestion de carrière postconcours pour un certain temps, peut paraître intrusif pour les uns, mais salutaire pour des profils de ce type. Car l’enjeu va être majeur et dépendra de la carrière que voudra mener Xiaoyu sous le patronyme Bruce Liu et des territoires qu’il voudra cibler. Deutsche Grammophon a déjà annoncé un disque des meilleurs moments de ses épreuves. Mais que va faire cet éditeur ensuite, sachant qu’il vend déjà planétairement un autre pianiste canadien, Jan Lisiecki, supposément grand spécialiste de Chopin ?
Embûches et défis vont côtoyer découvertes et exaltation pour celui qui était juste venu à Varsovie montrer ce qu’il avait préparé.
En concert cette semaine
Les 15 ans d’Alain Trudel à l’Orchestre symphonique de Laval se fêtent mardi à la Maison symphonique, à 19 h 30.
Gidon Kremer et sa Kremerata sont mercredi à la salle Bourgie à 19 h 30.
Olivier Latry revient à l’orgue Pierre-Béique de la Maison symphonique, jeudi à 19 h 30.