Choses Sauvages ouvre la machine

Choses Sauvages lancera son second album simplement intitulé II le 15 octobre, mais reporte à février 2022 sa rentrée sur scène en espérant d’ici là des assouplissements aux contraintes sanitaires dans les salles de spectacle. Décision difficile, mais judicieuse : à quoi bon jouer pour un public forcé de demeurer assis, alors que le groupe lance 12 nouvelles chansons conçues justement pour faire danser ?
Addictif et motivé, ce deuxième disque. Pas fait pour être apprécié en position fixe. « C’est le disque qu’on aurait aimé faire il y a quelques années, mais on n’était pas encore rendus là, comme musiciens », dit le guitariste Thierry Malépart en mesurant le chemin parcouru depuis la naissance du groupe, il y a sept ans.
Ce sont d’abord d’excellents musiciens dotés d’un sens du groove peu commun sur la scène musicale francophone d’ici. Ce sont aussi des boulimiques de musique ; pendant l’heure qu’a duré notre rencontre au studio La Traque, où le quintette a enregistré une bonne partie de l’album, nous avons échangé à propos des nuances à faire entre krautrock et kosmische musik (l’emploi du second terme plutôt que le premier, plus commun, est moins offensant pour les Allemands, suggère Marc-Antoine Barbier, guitariste), entre house et italo-disco. Nous avons mesuré les mérites des sons de claviers de Gary Numan et des structures pop de Talking Heads, ou encore établi la différence entre Kraftwerk et Devo.
« Ouais, on est plus du côté de Devo que de Kraftwerk », confirme le chanteur et bassiste Félix Bélisle, même si l’album débute par un hommage aux pionniers allemands de la musique électronique, la chanson Homme-machine. Plus Devo, c’est-à-dire moins austère, plus volatile, plus absurde et fou. En fait, cet album est tout ce que Choses Sauvages nous avait déjà présenté, les refrains simples et coulants, le groove immaculé, l’invitation à nous déhancher, mais au cube : des chansons qui prennent le temps de se déployer sur cinq, six, huit minutes, des synthés à satiété, et quelques incursions plus franches vers le house et même le new wave, comme sur le premier extrait Dimensions.
« La grande différence entre le premier disque et celui-ci est dans notre façon de composer, explique Tommy Bélisle, claviériste. Pour le premier, on travaillant comme un band classique, jammant en studio. Cette fois, on est sortis de cette méthode pour imaginer composer de la musique électronique, en commençant par nous monter un petit studio dans notre local de pratique et en éditant au fur et à mesure à l’ordinateur ce qu’on enregistrait. Ça a fait en sorte, par exemple, que je ne suis pas le seul à jouer des synthés : tout le monde s’y est mis, quand les idées nous venaient. Ça a été un travail collaboratif, un travail d’orchestration aussi », rendant les chansons encore plus hypnotiques, « cosmiques » et savoureuses.
En 2018 paraissait Choses Sauvages, premier album du groupe éponyme qui, malgré ses perles dansantes, paraît aujourd’hui comme une carte de visite, « un premier jet, quelque chose de plus concis, de plus doux », estime Félix Bélisle, chanteur et bassiste. Cette fois, c’est l’extase, la perdition dans les boucles rythmiques qui se répètent et nous guident à travers le tourbillon de guitares funky et de synthés spatiaux. « On s’est fait confiance, sans s’imposer de barrières. Même si la musique sonne fucked up, on assume jusqu’au bout. »
Jusqu’au bout des idées décalées, comme cet échantillon du long jeu La détente subliminalevol.1 (Kébec-Disc, 1982), classique des marchés aux puces, qui macule quelques chansons de la seconde moitié du disque. Ou l’abondance des synthétiseurs qui donnent cette couleur disco-new wave à l’ensemble. Choses Sauvages a enregistré une portion du disque à La Traque, entre novembre 2020 et mai 2021. L’autre partie du disque — tout ce qui touche aux claviers et aux synthétiseurs — à Valcourt, en Estrie, dans le studio B-12, là où le groupe a commencé l’écriture du disque.
Le B-12 était déjà équipé de quelques orgues classiques, un Rhodes, un Wurlitzer, un Hammond B-3, un piano à queue aussi, mais les gars ne manquaient pas d’appétit pour les synthés de toutes générations, apportant leur propre collection à Valcourt, en plus de quelques items choisis dans celle de l’ami Steeve Chouinard du groupe Le Couleur. « On a fini par avoir 24 synthés plogués en même temps au studio, précise Félix. L’idée était de les avoir à porter de main, de chercher de nouveaux sons, de nouvelles idées » pour habiller les compositions. « Ce disque est organique, mais dans cette façon-là de travailler. »
« Le cheval de bataille de Choses Sauvages est de proposer une pop champ gauche qui puisse fonctionner au Québec, mais un genre de pop qu’on n’entend pas trop ici, dit Félix. On ne sait pas trop comment un tel disque sera accueilli ici, mais on espère quand même que ça puisse encourager les gens à s’intéresser à de la pop comme ça », expansive, audacieuse, mais tellement invitante. « On se rend compte qu’on évolue dans une niche musicale, mais on espère que cet album nous permettra d’inviter plus de gens encore dans la niche », ajoute Philippe. Et tant pis pour les radios, qui n’ont même pas daigné jouer la version éditée pour elles du magnifique ballon d’essai Apophis, un single disco planant de neuf minutes.
« Nos chansons sont maintenant trop longues pour les radios commerciales, mais de toute façon, on s’en fout de jouer là ou non, tranche Félix Bélisle. Des versions éditées, ça ne donne rien et on ne le fera plus. On va juste proposer ce qui nous fait triper, et c’est ça, l’album. On a arrêté d’être polis juste pour être polis — nous, la chanson, on la trouve bonne parce qu’elle est longue. Et un disque d’une heure, ça nous permet d’exprimer toutes nos idées musicales, toutes les couleurs qui nous représentent. La durée est un outil qui nous permet de révéler notre identité. »