Lumineuses évidences

Le premier concert de la 40e saison de l’Orchestre Métropolitain réunissait jeudi soir Hélène Grimaud et Yannick Nézet-Séguin. Au-delà du prestige de l’affiche, très « concert de l’ancien monde », il convient désormais de parler de tout ce qui entourait ce concert et de la symbolique qu’il véhiculait.
La journée avait débuté par une nouvelle réjouissante pour l’orchestre : l’annonce d’un don de Louise et Sophie Desmarais totalisant 2,5 millions de dollars sur 10 ans, les deux mécènes devenant « marraines du développement artistique, en soutien à la vision de l’OM et de son chef ».
Conviction et zèle
En cette Journée nationale de la vérité et de la réconciliation, l’OM ouvrait sa 40e saison avec une œuvre commandée à une compositrice odawa, Barbara Assiginaak. Par ailleurs, l’œuvre symphonique au programme était la 1re Symphonie de Florence Price, première compositrice afro-américaine jouée par un grand orchestre symphonique, celui de Chicago, en 1933.
On ne saurait dénier à Yannick Nézet-Séguin la capacité de réagir avec zèle, rapidité et efficacité au moindre changement de tendance. Il le fait assurément avec sincérité et conviction. Il a tout à fait raison lorsqu’il dit que, si l’on voit du Gershwin dans les 3es mouvements de Florence Price, comme ces scherzos sont des « jubas » (dances afro-américaines), il s’agit plutôt de la tradition incarnée par Florence Price qui a été habilement récupérée par d’autres compositeurs.
Il le fait parfois aussi avec un peu trop de zèle. Comme l’a bien expliqué Leonard Bernstein, la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorák est un chef-d’œuvre en soi qui doit à Dvorák. Ce n’est pas une « perspective d’homme blanc » de créditer Dvorák du génie intrinsèque d’un matériau qui ne lui appartiendrait pas.
Par contre, malgré le matériau patrimonial, le moule du 2e mouvement de Florence Price avec le grand appel choral des cuivres et le solo de cor anglais au milieu, il se trouve tel quel dans la partition d’Antonin Dvorák et pas dans les églises de Harlem ou les champs de canne à sucre. Il n’aurait jamais existé ainsi sans Dvorák.
La « marque de fabrique » de Price, ce sont ses scherzos (3es mouvements), et la fin de l’œuvre est d’une redoutable efficacité. Le premier mouvement tourne un peu en rond — magnifique thème, superbe intuition à la fin aux percussions et coda magistrale, mais structure lâche.
Alors, en résumé : trois fois oui à la résurrection de Florence Price ; grand plaisir à écouter ses 3e et 4e mouvements, et même son 2e, bien ficelé par rapport au 1er, une fois qu’on admet le candide décalque de Dvorák ; espoir d’entendre un jour sa 3e Symphonie. Mais ne crions pas au génie, au chef-d’œuvre ou à la promotion du révisionnisme musicologique.
Orchestre et chef ont été ovationnés à l’issue du concert, fort justement, car ils ont joué avec enthousiasme et luxuriance cette musique.
Le chaud dans le froid
Eko-Bmijwang (Aussi longtemps que la rivière coule), de Barbara Assiginaak, en ouverture, est une partition qui met en scène beaucoup de bruissements par un usage habile de la percussion. Une grande mélodie se développe aux violons, mais elle est contrariée par des bruits de nature. La compositrice a été très bien accueillie. Le choix de cette œuvre était une lumineuse évidence.
Autre lumineuse évidence : l’interprétation du Concerto en sol de Ravel par Hélène Grimaud et Yannick Nézet-Séguin. On a entendu beaucoup de pitoyables horreurs dans ce concerto à Montréal dans les 15 dernières années. Pourquoi ? Premièrement, parce qu’il est stylistiquement compliqué. Mais surtout parce que c’est un peu comme pour le Requiem de Fauré dans les chorales françaises. On se dit : « Ah, ben ça, on le connaît ; ça va aller. » Eh bien non. Ça ne va pas, c’est débraillé, décalé par-ci par-là, un peu « pas juste » dans maints recoins, affreusement vulgaire au lieu de canaille, etc.
Rien de tout cela jeudi soir. Ravel avec de la tenue : quelle fraîcheur ! Une décantation dans la netteté, le pétillement et la vivacité de l’accentuation, mais aussi une liberté, très exactement celle que se refuse Rafael Payare quand il dirige cette musique. Une musique qui, qu’on le veuille ou non, possède ces zestes de sensualité sous la croûte de l’objectivité — une sorte de chaud dans le froid…
Ce qu’on a surtout entendu jeudi, et qui est très rare, c’est un tandem, c’est-à-dire une pianiste et un orchestre jouant ensemble avec des imbrications de sons et de nuances. Ce fut évident à la fin du 2e mouvement, par ailleurs d’une pureté minérale, mais beaucoup plus complexe à atteindre dans le premier volet.
Pour reprendre l’image du chaud dans le froid, on ressentait comme rarement, grâce au jeu à la pointe sèche de Grimaud, à quel point, lorsque le piano cadre rythmiquement les choses, l’orchestre peut s’accorder des espaces de liberté expressifs et vice-versa. Hélène Grimaud s’en est octroyé quelques-uns au début du concerto, à la limite du précipice sans jamais y tomber.
Admirable, voire éblouissante, prestation, qui semblait avoir rendu les artistes eux-mêmes heureux.