«Petite nature»: Émile Bilodeau, reporter chansonnier

Le chanteur Émile Bilodeau en répétition à la Tulipe pour la sortie de son nouveau disque, «Petite nature»
Photo: Adil Boukind Le Devoir Le chanteur Émile Bilodeau en répétition à la Tulipe pour la sortie de son nouveau disque, «Petite nature»

Au sommaire de Petite nature, le troisième album d’Émile Bilodeau : la science dévaluée dans le fatras des théories complotistes, les pauvres laissés pour compte entre « les riches qui s’empiffrent et la classe moyenne qui s’en fiche », la fin d’une histoire d’amour « pleine de déboires » et l’amitié à la dérive…

Et ainsi de suite, alignés en chansons comme au peloton d’exécution, George Floyd, Joyce Echaquan, le racisme, la religion, l’isolement, le cannabis, les réseaux sociaux, les changements climatiques, les femmes qui disent non, le vrai, le faux.

Sujets de l’heure et de toute éternité, abordés de toutes les manières, de front, de côté, au premier degré, au second degré, par un Émile Bilodeau chapeauté reporter-chansonnier. Tout un programme.

Un panorama, un commentaire éditorial, une analyse en profondeur, un billet d’humeur, une satire, du compte rendu. Tout cela en rimes. Tout cela en mémorables (et nombreux) refrains et couplets. Quelque part entre Le Devoir et L’itinéraire, une sorte de journal chanté. « C’était mon pari, explique Émile Bilodeau de son bord de l’écran. Ça se veut ancré dans l’époque, c’est certain, et oui, par bouts, c’est presque du reportage dans le ton, mais ça reste des chansons, que j’espère assez universelles sur la condition humaine pour qu’on puisse s’y reconnaître au-delà de l’actualité. »

La méthode d’un gars sensible

Plusieurs sujets précèdent la pandémie, précise-t-il, preuves à l’appui. Toutes les questions dites de l’heure « étaient déjà sur la table ou en dessous ». La pandémie les a exacerbées, densifiées, forcées hors de leurs niches, « zoomées », comme il dit. « L’isolement, c’est pas un nouveau problème… »

La chanson-titre parle du confinement, mais du confinement de tout temps : « Fait que tout le monde reste encabané, pis se gratte les fesses toute la journée / à dealer avec la solitude comme d’habitude ».

Et tout le monde aboutit depuis pas mal d’années à l’île Zolman (jeu de mots : « île Zolman » comme dans « isolement ») : « C’est le pays de mamie et de papi […] c’est débile comment le temps file pas vraiment ».

C’est le plus souvent de l’observation, de la description à la façon Bilodeau. Un gars très drôle et très perméable à la douleur d’autrui. « J’avais pas le goût de rentrer dans une chronique d’opinion, je voulais garder le plus possible une distance, mais tu peux pas toujours. J’suis ben sensible. Quand j’ai écrit Je me souviens, j’avais un trop-plein d’émotions, fallait que je nomme Joyce Echaquan, fallait dire ce qui est arrivé à George Floyd, les inscrire dans ma chanson et les graver dans ma mémoire. » On ne peut pas toujours être drôle, même quand on a une drôle de façon de dire les choses : « Vous êtes-vous déjà demandé / c’était quoi être un privilégié / dans notre société ? / Aux petites heures du matin / j’ai marché dans ma rue / J’avais pas peur que les chiens / viennent me renifler le cul ».

Ce n’est pas Dehors novembre (des Colocs), relativise Émile. « Ça va pas loin comme Dédé. Mais ça va plus loin que mes autres albums, c’est sûr. J’ai hâte de voir comment les gens vont réagir à une chanson comme Je me souviens. » On entend d’ici les admirateurs très participatifs d’Émile Bilodeau scander à tue-tête Ma maladie mentale : « J’ai des pertes de mémoire, j’t’en bobettes dans l’couloir / J’en profite pour saluer les gens avec mon soluté / Pis ma garde-malade regarde ma parade / quand je pleure devant ma sœur / parce que j’ai peur de mon docteur ». On n’est effectivement pas loin du Tassez-vous de d’là des Colocs. Les hymnes nationaux de l’indicible.

Si le résultat va aussi loin, c’est parce que la musique a pris une place conséquente : l’apport de Philippe Brault à la réalisation et aux arrangements est crucial. L’instrumentation — riche, sophistiquée, intense, variée, foisonnante — est presque toujours une amplification du propos.

« Quand il y a du trop-plein dans Métamorphose, la musique l’exprime. Philippe arrive avec une tonne de cuivres, des violons, un trop-plein qui est en même temps beau. » Somptueusement approprié, pourrait-on dire. Il y avait parfois plus de dix musiciens en studio. Ce n’est pas l’album composite de musiciens en télétravail. « Vraiment pas. Autant l’album parle d’isolement et de vulnérabilité, autant ça résonne ensemble. »

Le sourire dans la face

 

Solides et solidaires musiques, qui ne perdent jamais le propos dans le mixage, mais qui le portent, l’élèvent.

« Jouer de la musique en gang dans le même studio, c’était la condition pour avoir le sourire dans la face, malgré tout, envers et contre tout. » Le registre est large, du léger au lourd, en contraste voulu. Après la danse folle au-dessus de La jungle du capital, on a une pièce instrumentale intitulée La chute du capital, un blues-rock lent et pesant, contrepoint parfait. L’album est ainsi construit « en yin et yang », résume Émile. À SQDC, chanson acoustique sympa sur les bienfaits de l’échappée en fumée, répond Mille agneaux milléniaux, à propos des réseaux sociaux, nouvel opium du peuple : « Ouais on est ben / mais on est bêtes ». Façon reggae, avec des chœurs qui bêlent.

« Écris ce que dois », mais en demeurant l’Émile Bilodeau que l’on connaît, surdoué de la formule qui fesse autant qu’elle fait rire, ce qui tient pour le créateur solitaire du mode de survie. « En fin de compte, chanter nos solitudes, nos blessures, ça peut juste nous rassembler. C’est ce que j’ai vécu dans la production de l’album, et c’est ce que j’espère vivre avec les gens, quand on va se retrouver. » Tous ensemble, à la grandeur de l’île Zolman.

 

Petite nature

Émile Bilodeau, Productions de la voie lactée/Bravo musique

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