Charlie Watts, le «gentleman batteur», n’est plus

Entre les simagrées de l’infatigable Mick Jagger et les riffs du débauché Keith Richards, l’impassible Charlie Watts à la batterie apparaissait comme le socle, l’élément stable des Rolling Stones. L’annonce de sa mort, relayée mardi par son agent, a bouleversé le monde du rock.
Le musicien est « décédé paisiblement dans un hôpital de Londres mardi matin, entouré de sa famille », a-t-on fait savoir par communiqué. Le batteur, qui dirigeait aussi un ensemble jazz, avait eu 80 ans le 2 juin dernier. Il laisse dans le deuil Shirley Ann Shepherd, qu’il avait épousée en 1964, leur fille, Seraphina, et des millions de fans pour qui il était l’un des plus grands batteurs de l’histoire du rock, sinon le plus grand.
Le 4 août dernier, les Rolling Stones avaient annoncé que, pour la première fois depuis 1963, Charlie Watts ne pourrait donner la mesure lors de la présente tournée des stades américains, pour se consacrer à sa convalescence à la suite d’une intervention chirurgicale qui avait été qualifiée par son équipe médicale de « réussie ».

Si ses collègues Jagger, Richards et Ronnie Wood n’avaient pas encore publiquement réagi à la nouvelle au moment où ces lignes étaient écrites, plusieurs autres collègues ont exprimé leur tristesse, à commencer par le batteur Ringo Starr, des Beatles : « Que Dieu bénisse Charlie Watts ; tu vas nous manquer… », a-t-il écrit sur Twitter. Dans une vidéo aussi publiée sur le réseau social, Paul McCartney a qualifié Watts « de roc » pour les Stones. « Solide comme le roc. Un fantastique batteur. »
Figure atypique
Musicien autodidacte féru de jazz, Charles Robert Watts, graphiste de formation, accompagnait des orchestres dans des clubs de rhythm’n’blues de sa ville natale, Londres, au début des années 1960. C’est à travers un de ces orchestres, le Blues Incorporated du guitariste et compositeur Alexis Korner (dont faisait déjà partie le guitariste Brian Jones), qu’il a fait la connaissance de Mick Jagger et de Keith Richards. Six mois après la fondation des Rolling Stones, à l’été 1962, Watts intégrait le groupe, participant à la composition de quelques-unes de ses premières chansons (dont Play with Fire) et à l’enregistrement des trente albums studio qui jalonnent l’histoire du légendaire groupe british.
Pour moi, le rock’n’roll, c’est Mick et Keith. En réalité, je ne joue pas tellement de rock’n’roll... Je n’en écoute pas... Euh... En fait, c’est ma femme qui en écoute. Parfois.
Dans l’œil du public, Watts était un personnage flegmatique, toujours bien sapé ; dans son oreille, il était un instrumentiste d’une précision maniaque — on le surnommait « le Métronome » —, capable de jouer avec nuance, par exemple sur Gimme Shelter (1969), autant qu’avec rapidité et puissance, notamment sur Paint It, Black (1966). En cette ère d’excès rock’n’roll, la maîtrise de soi de Watts contrastait avec l’attitude déchaînée des Keith Moon (The Who) et John Bonham (Led Zeppelin), autres batteurs de légende.
« C’était quelqu’un d’assez effacé, si on le compare au flamboyant Mick Jagger », estime André Ménard, cofondateur du Festival international de jazz de Montréal. « Charlie Watts est une figure de l’histoire du rock, un personnage marquant, mais tellement atypique pour un rockeur que je crois que ça contribuait à son charme. D’ailleurs, dans tous les spectacles, le public se faisait fort de toujours donner la plus grosse ovation à Charlie Watts. »
« Ce qui m’avait impressionné, c’est sa poignée de main, toute douce — tout le contraire de l’idée qu’on peut se faire d’un drummer de rock’n’roll ! Une poignée de main à l’image de sa personnalité, aussi très douce », raconte André Ménard, indéfectible fan des Stones, qu’il a vus 57 fois en concert un peu partout à travers le monde. Il se souvient notamment de sa rencontre avec Watts à Prague : « C’est lui qui m’avait reconnu, puisque je l’avais invité déjà » à la Place des Arts, en 1996, avec son quintet, pendant le FIJM. « Il m’a présenté ensuite à Keith Richards — disons que je considère ça comme un moment important, professionnellement et personnellement. »
Charlie Watts est une figure de l’histoire du rock, un personnage marquant, mais tellement atypique pour un rockeur que je crois que ça contribuait à son charme. D’ailleurs, dans tous les spectacles, le public se faisait fort de toujours donner la plus grosse ovation à Charlie Watts.
Le rock, « parfois »
À propos de son amour du jazz, Watts avait confié ceci au journaliste du Devoir Serge Truffaut : « J’adore Kenny Clarke. Peut-être a-t-il été le plus grand batteur de jazz. J’aime beaucoup Elvin Jones, Philly Joe Jones, Shelly Manne… J’aime Billy Higgins… […] De tous les batteurs vivants, Billy Higgins reste le meilleur. » Et cette savoureuse remarque, tirée aussi de cette entrevue publiée en juillet 1996 sous le titre « Profession : gentleman batteur » : « Pour moi, le rock’n’roll, c’est Mick et Keith. En réalité, je ne joue pas tellement de rock’n’roll… Je n’en écoute pas… Euh… En fait, c’est ma femme qui en écoute. Parfois. »
Les témoignages de ceux qui l’ont connu soulignent autant son talent que sa grande modestie. Le collègue Jean-François Nadeau raconte cette conversation qu’il a eue avec un chauffeur de limousine bruxellois dont le métier consistait souvent à transporter des célébrités : « Qui avait été, au fil du temps, le plus étonnant, le plus charmant de ses clients ? Sans hésiter, il répondit : Charlie Watts. “Vous savez, le batteur des Rolling Stones… C’est toujours moi qui vais le chercher. Il se souvient de mon nom. Il s’informe de ma famille, prend des nouvelles. Nous discutons. Difficile d’imaginer quelqu’un de plus aimable, de plus poli, de plus attentionné.” »

Charlie Watts et les Rolling Stones ont joué une quinzaine de fois au Québec depuis ce premier concert du 23 avril 1965 à l’aréna Maurice-Richard, essentiellement constitué de reprises de classiques du blues américain (Willie Dixon, Chuck Berry, Bo Diddley), selon les informations du site setlist.fm. La dernière présence du groupe et de son batteur dans la province remonte au grand concert donné en 2015 sur les plaines d’Abraham, où plus de 90 000 spectateurs s’étaient réunis, à l’invitation du Festival d’été de Québec.
Le dernier concert des Rolling Stones auquel André Ménard a assisté est celui de l’escale à Miami de la tournée No Filter, le 30 août 2019. « J’y étais allé exprès en me disant que ce serait peut-être le dernier concert des Rolling Stones, sans m’imaginer que ce serait le dernier de Charlie Watts avec les Rolling Stones. Disons qu’aujourd’hui je reçois, dans mon corps et dans ma tête, beaucoup de signes du passage du temps ; celui-ci [le décès de Watts], je le trouve un peu plus difficile. Les années 1960, c’est fini depuis longtemps. Kennedy est mort, Lennon est mort, tout ça est parti, mais quand je voyais ces trois-là sur scène, Jagger, Richards, Watts, il me restait quelque chose comme un symbole de mon enfance, de ma jeunesse — le premier 45 tours que j’ai acheté était celui de Satisfaction ! Alors, oui, son départ me touche… »