Faire le deuil de Distribution Select

Une page de l’histoire musicale québécoise sera tournée le 2 juillet lorsque Distribution Select, premier distributeur musical physique et numérique indépendant au Canada, cessera définitivement ses activités. L’annonce a provoqué une onde de choc dans l’industrie du disque, forcée de procéder à une réorganisation en profondeur de son fonctionnement, avec pour conséquence l’affaiblissement de notre souveraineté culturelle. Autopsie d’un maillon fort de notre industrie musicale.
En apprenant la fermeture de Distribution Select, en mars dernier, Geneviève Nadeau, administratrice et agente de spectacle du label spécialisé en musique traditionnelle québécoise Cie du Nord, dit avoir été catastrophée : « C’est comme si on venait de nous couper les ailes. En Distribution Select, on avait trouvé une maison, des alliés, des gens croyaient en nos produits, d’autant plus qu’on fait dans la musique de niche. Malgré tout, Select nous accompagnait là-dedans et croyait en nous. Ça nous offrait une belle perspective d’avenir, surtout dans un contexte où on se préparait à sortir un album du Vent du Nord. »
À l’instar de Cie du Nord, des dizaines de maisons de disques québécoises ont rapidement, et à contrecœur, cherché à conclure de nouvelles ententes de distribution physique et numérique. Car l’avis des gens du milieu est unanime : Distribution Select, entreprise fondée en 1988 par Rosaire Archambault fils pour offrir à l’industrie québécoise un contrepoids à la domination des majorsde l’époque (Sony, Warner, BMG, Polygram, etc.) sur le territoire, faisait un excellent boulot. Trois mois après le choc de l’annonce, le constat est sans appel : sa présence sur le territoire québécois sera difficile, voire impossible, à remplacer.
Jusqu’à présent, ce sont en effet les entreprises hors Québec qui ont d’abord profité de la fermeture de Distribution Select, en premier lieu les majors Universal et Sony/The Orchard (et dans une moindre mesure Warner Music), avec qui plusieurs labels ont conclu des ententes pour la distribution physique et/ou numérique. Bien établi à Montréal, le distributeur numérique français Believe a aussi attiré de nouveaux clients. « L’affaire, soulève le directeur principal du développement des affaires de la maison de disques L-Abe, Christian Breton, c’est que ça a mis le monde dans une position où ils doivent se dépêcher pour trouver un distributeur. Or, leur pouvoir de négociation est affaibli… »
Levier économique
Et le service est loin d’être le même. « Select a toujours été un grand distributeur, non seulement parce qu’ils plaçaient les disques en magasin, mais parce qu’ils en faisaient aussi la promotion », confirme François Mario Labbé, fondateur et directeur de l’étiquette classique Analekta, dont les produits étaient distribués par Select depuis 1998. « Ils faisaient un job complet. Donc oui, sur ce plan, c’est une grande perte, mais en même temps, c’était inévitable parce que [la distribution de CD] est un modèle d’affaires qui ne pouvait plus tenir. »
Un modèle qui persiste néanmoins au Québec : les plus récentes statistiques récoltées par l’Observatoire de la culture et des communications du Québec indiquent que, depuis le début de l’année 2021, sur 692 500 albums vendus, près des deux tiers (446 800) l’ont été sur support physique ; du nombre, 84 % de ces ventes sont des CD (374 100). Les revenus tirés de la vente d’albums au Québec continuent de chuter (de plus de 60 % entre 2009 et 2019), mais le disque compact demeure la colonne vertébrale des revenus tirés par les producteurs de la vente de musique enregistrée.
Christian Breton connaît intimement le milieu de la distribution, fort de ses plus de 25 ans d’expérience acquise chez Select (il en fut le vice-président musique jusqu’en 2019), Outside et DENON. Il rappelle que la compagnie a longtemps offert une solution de rechange aux grands distributeurs pour les labels québécois. « Ils ont mis l’énergie pour assurer que les producteurs d’ici soient bien représentés. Grâce à Select, plusieurs producteurs québécois sont apparus, des entrepreneurs qui n’auraient peut-être pas eu la chance de faire des affaires autrement. Ils ont donné de premières chances à plein de labels qui sont devenus des piliers de notre industrie. Sans Select, ç’aurait été beaucoup plus difficile pour l’industrie » de s’imposer face aux grandes entreprises internationales.
Qui en profite ?
Christian Breton s’inquiète par conséquent pour la santé du milieu du disque québécois. « Beaucoup de producteurs et de petites maisons de disques vont se ramasser dans une situation difficile. » François Mario Labbé en rajoute, estimant que le désengagement de Québecor signe « la fin d’une époque. Select finançait beaucoup de labels en donnant de bonnes avances [aux producteurs sur les ventes]. Ils étaient là pour maintenir l’écosystème musical au Québec — on était un peu le village gaulois face à l’envahisseur romain. Select n’existant plus, ce sera un moment difficile à traverser pour la musique francophone, qui devra se réinventer sur le plan des affaires, et ça ne sera pas évident ».
Certains ont déjà commencé. L’exode des producteurs vers de nouvelles solutions de distribution a aussi renforcé quelques jeunes entreprises québécoises indépendantes. Née des cendres de DEP Distribution (qui a fait faillite en 2017), Propagande Distribution, basée sur la Rive-Sud, assure le placement de CD et de disques vinyle dans le réseau d’une cinquantaine de boutiques québécoises spécialisées ; l’entreprise de neuf employés confirme avoir gagné plus d’une cinquantaine de nouveaux clients.
Pour la distribution numérique, plusieurs producteurs se sont tournés vers Amplitude distribution, inaugurée au début de l’année « dans le désir d’offrir une plateforme pour les artistes indépendants », explique Jacynthe Plamondon-Émond, qui a fondé l’OBNLavec Dorothée Parent-Roy et Mark Lazare. « On se rendait compte que ces gens-là devaient soit passer par [les distributeurs indépendants internationaux] CD Baby, Tunecore ou Distrokid » n’offrant pas un service adapté au marché québécois, « ou par des intermédiaires non nécessaires, donc en signant des ententes de sous-distribution ».
Ces derniers mois, Amplitude a dû redéfinir sa mission en accueillant en plus des artistes autoproduits des maisons de disques établies autrefois desservies par Distribution Select Digital « qui n’avaient plus le choix de venir chez nous, parce qu’ils étaient trop petits pour être accueillis chez Believe Digital, soit aller vers les petits distributeurs étrangers. C’est pour ça que ça nous fait de la peine de voir la fermeture de Select, parce qu’au Québec, il y a très peu de petits distributeurs, hormis les majors qui ont des bureaux ici ».
Pour la cofondatrice d’Amplitude, Select incarnait l’indépendance de l’industrie musicale québécoise. « C’était le plus gros distributeur indépendant, même au Canada. C’était une belle équipe, je les adorais, ces gens-là. C’est une page qui se tourne, pas forcément positive, puisque ça annonce le retour des multinationales [sur le territoire québécois] qui sont de plus en plus présentes sur la distribution — ce sont des sommes d’argent qui sortent du Québec et qui ne reviendront pas. Il y a quelque chose de triste dans tout ça, pour la culture québécoise. Les rumeurs de la fermeture de Select avaient beau planer, d’un point de vue économique, personne ne croyait que Québecor allait cesser de faire de la distribution. S’il y a une entreprise culturelle au Québec qui n’allait pas abandonner, c’est bien elle… »