Jesuslesfilles se donne les moyens de ses ambitions

« Ça fait treize ans que le groupe existe », rappelle Benoît Poirier, batteur de Jesuslesfilles. Et pendant longtemps, « on se disait qu’on était les enfants pauvres du rock », abonnés aux scènes « crades » et aux cachets chiches. Plus maintenant, comme en témoigne L’heure idéale, quatrième album du groupe, le plus propre, le plus pop, le mieux ficelé, le plus abouti de sa discographie, enregistré à la hâte mais dans les conditions idéales d’un vrai bon studio grâce à « un nombre indécent de subventions, dans le sens que, pour la première fois de notre carrière, on les a toutes eues ». Cela en fait-il un disque ambitieux ? En quelque sorte : le fil d’Ariane de cet album, c’est le sujet de l’ambition.
L’heure idéale commence par la chanson L.A., une collaboration entre le principal auteur-compositeur du groupe, Martin Blackburn, et l’autrice-compositrice-interprète Laurence-Anne, qui, elle, lançait en avril dernier son second disque, l’excellent Musivision. Un nuage de synthé, un motif mélodique, les guitares qui décollent sur le rythme pataud de Poirier qui, en toute humilité, affirmera que son jeu « est assez simple sur l’album, les compositions étant devenues rythmiquement un peu moins complexes » qu’avant — insistons, Poirier tient solidement la cadence sur cet album.
La brève et atmosphérique chanson « part d’une blague qu’on avait à l’interne : tout le monde veut percer à L.A., mais la vérité, c’est que c’est une ville remplie de wannabes et de gens déçus, raconte Poirier. Pour être clair, c’est cool d’avoir de l’ambition, tout le monde en a, mais ce côté “On va à L.A. !”, on trouvait ça rigolo. Un peu comme Les Respectables qui tentaient de percer à L.A. » La blague s’est transformée en « une sorte de moteur pour la création de l’album », ajoute le batteur. Ainsi, les chansons de L’heure idéale « abordent différentes facettes de l’ambition, d’une quête de l’Eldorado. Ce n’est pas une trame narrative en tant que telle, c’est seulement que les chansons tendent à se rattacher à cette idée. »
Pour être clair, c’est cool d’avoir de l’ambition, tout le monde en a, mais ce côté “On va à L.A. !”, on trouvait çarigolo
Évolution naturelle
Plus loin, l’ambition pâlit « pas de chandail, pas de souliers » sur l’impeccable Troisième semaine, bijou de rock mélodieux entraîné par les motifs de Guillaume Chiasson (Bon Enfant, Ponctuation), passé de la basse à la guitare pour laisser la place au nouveau membre Thomas Augustin (Malajube). Il y a l’évolution naturelle d’un groupe dans le temps, il y a aussi l’évolution en ses rangs : à chaque nouvel album, le groupe changeait un peu plus autour du noyau Blackburn-Poirier. Chiasson avait rejoint le projet au moment d’enregistrer Daniel, alors que le guitariste Philippe Hamelin, arrivé peu après le premier album, est parti.
L’important, résume Poirier, « c’est que, chaque fois qu’un nouveau musicien arrive, ça change le son du groupe. Le feeling de Guillaume à la guitare est vraiment différent de celui de Phil — Guillaume joue beaucoup en faisant du picking, comme un solo qui n’en finit plus. Il a fallu qu’on recadre ça, en gardant seulement un détail du solo, qu’il répétera ».
Le disque prend sa vitesse de croisière sur Doux doux, un bon rock mélodique qui rappelle vaguement à nos tympans le lointain souvenir de Gwenwed, le premier groupe de Philippe B. S’emmêlent parfaitement les harmonies vocales de Blackburn et de la chanteuse et claviériste Yuki Berthiaume, superbe de la deuxième à la dernière chanson, et davantage encore sur Chariotte de cowboy et l’envoûtant garage-yé-yé Vingtièmement.
Place à l’enregistrement
Martin Blackburn, cofondateur du groupe avec Poirier, a développé seul de son côté le corpus d’une douzaine de chansons formant L’heure idéale. « Pour la première fois, Martin a quasiment tout fait tout seul parce qu’on ne pouvait pas répéter », pandémie oblige. À la première occasion en octobre dernier, Jesuslesfilles s’est réuni pour mettre en place ces compositions, enregistrées en une poignée de jours du mois de novembre, aux bons soins de l’as réalisateur Emmanuel Éthier, qui rehausse le lustre rock sixties et seventies des chansons.
« C’est drôle que tu perçoives ça, réagit Benoît Poirier. Je n’appellerais pas ça de la nostalgie, cela dit, mais les principales influences de Martin se situent surtout dans les années 1960 et 1970 — il trippe ben gros sur Elton John, John Lennon, les Beach Boys, qu’il réinterprète à travers un style de composition qui lui est propre. Seulement, de la manière dont il les traduit, ce n’est pas si évident. » En tout cas, ce l’était nettement moins sur les premiers albums du groupe, le rugueux Une belle table (2010), Le grain d’or (2014) avec ses guitares corrosives et un Poirier devenu marteau-piqueur et, enfin, Daniel (2018), aussi rock mais mieux peigné que les précédents.
Les conditions sont réunies pour que Jesuslesfilles rejoigne un plus vaste public, reconnaît Poirier : « Il y a quand même des bonnes chances que ça arrive, parce que ce disque est plus accessible. Les tournées s’organisent un peu mieux qu’avant, aussi », dit-il, étonné de voir que les dates se confirment déjà pour l’été, avec une participation au Festif ! à Baie-Saint-Paul, et une autre à Rouyn-Noranda, sur la scène du Poisson volant organisé par le FME. « Je ne sais pas à quel point notre propre ambition pèse dans tout ça, mais pour le groupe, ça va mieux. »