Le casse-tête lyrique de Jean-François Lapointe

L’Opéra de Québec met en ligne, à compter de 15 h, samedi, Le barbier de Séville, de Rossini, en version concert. Il s’agit de son troisième projet pandémique, après la diffusion de deux galas vocaux rassemblant de nombreux chanteurs d’ici, une politique qui le distingue de nombreuses institutions nord-américaines. Lui-même chanteur et professeur, le directeur de l’Opéra de Québec, Jean-François Lapointe, se trouve au carrefour des tumultes qui secouent le monde de l’art lyrique.
« Les artistes et artisans du spectacle ont tous beaucoup souffert, et l’on parle très peu globalement du sort de l’artiste pendant cette pandémie. C’est aussi pour cela que je prends autant à cœur, en tant que directeur d’opéra, d’aider au maximum en continuant à produire des spectacles et à engager des artistes d’ici. »
L’image que nous avons du mécanisme de redistribution économique dans le milieu artistique, ici, est une aide des ordres gouvernementaux aux institutions. À leur charge d’engendrer des projets pour faire vivre les artistes.
Ce schéma, qui dépend du bon vouloir des uns, a aussi ses lacunes en amont. « Il y a eu des soutiens, mais pas à l’échelle que vous imaginez », relève Jean-François Lapointe. À l’époque du premier gala de l’Opéra, le 25 octobre, il était annoncé que des aides devaient soutenir les projets numériques. « Nous avons donc réalisé le projet et nous nous sommes retrouvés sans aide à la fin. Il a fallu trouver l’argent autrement », nous dit le directeur, qui a eu plus de chance au deuxième essai, le 14 février.
« Les institutions se retrouvent dans des situations très difficiles, car les montages financiers prévoient toujours l’apport du spectateur. Quand on n’a plus de spectateurs, on a juste les dépenses », résume M. Lapointe. « Ce qui nous a aidés à survivre, c’est l’aide salariale aux employés. Même si ce n’est pas la panacée, ça nous a permis de tenir le coup en n’ayant plus de revenus », reconnaît Jean-François Lapointe. Pour le reste, « nous avons redistribué au mieux, en produisant et en engageant des artistes ».
Dans sa politique de présence numérique, l’Opéra de Québec a choisi la gratuité avec un appel aux dons. L’avantage est d’assurer un nombre appréciable de visionnements. Mais Jean-François Lapointe reconnaît qu’il reste bien du chemin à faire pour optimiser le passage aux dons. « Il faut sensibiliser les gens au fait de payer pour écouter des œuvres comme cela. S’ils venaient en salle pour voir le Barbier, ils paieraient 100 $ par personne. Donc, s’ils font un don de 5 $ par couple, on est loin du compte. Je ne dis pas qu’ils devraient payer 100 $, mais il faudrait qu’il y ait plus naturellement le désir de faire des dons, à chacun, ensuite, d’y aller avec ses valeurs. En fait, même si chaque spectateur donnait une somme minime, nous ne serions pas déficitaires et l’aventure ferait ses frais. »
Objectifs bousculés
Jean-François Lapointe est un homme d’objectifs. « En tant que professeur, j’ai toujours eu la perspective de prendre chaque élève et de lui ouvrir des objectifs très précis (préparer des rôles, des concours). Comme chanteur, je réfléchis à la façon de dessiner les projets dans l’avenir, d’avoir une présence et une pertinence dans mon milieu. Comme directeur d’opéra, je cherche à réunir ces pensées, à servir à la fois le développement de jeunes d’ici qui pourront se propulser plus loin et à engager des artistes confirmés tout en assurant la survie et le développement de l’organisme. »
Le professeur Lapointe fait face à un écueil pandémique : « Ce que j’observe, ici et en Europe, c’est la difficulté pour les jeunes chanteurs d’avoir un focus vers un objectif, car les objectifs n’arrêtent pas de s’éloigner. Il est très difficile désormais, pour les élèves, de se projeter dans l’avenir. »
Si la préparation de l’après-pandémie est un casse-tête pour le professeur, elle l’est encore davantage pour le chanteur et le directeur d’opéra. Le chanteur a tout mis en veilleuse. Sa dernière apparition en scène remonte au 28 février 2020 dans une production d’Iphigénie en Tauride, de Gluck, à Zurich. Il a renoncé de lui-même à des Pêcheurs de perles de Bizet à l’Opéra de Marseille : « Ma réalité de directeur d’opéra et de professeur faisait que je ne pouvais pas ajouter deux fois deux semaines de quarantaine à mon calendrier. »

Mais le grand défi se présente aujourd’hui : qu’est-ce qui se fera, sous quelle forme et quand ? « J’ai trois productions en 2021-2022, car lorsque je suis devenu directeur de l’Opéra de Québec, je savais que je ne pourrais plus faire huit opéras par année, je devrais me limiter à deux ou trois productions. »
Pour un chanteur international aussi sollicité, les années 2022 et 2023 étaient déjà ficelées. Or, voilà qu’essaient de se repositionner les projets repoussés du printemps 2020 et ceux de la saison 2020-2021.
« Pour moi, les reports sont catastrophiques, car ce qui est reporté tombe dans des périodes de choses déjà prévues ou rajoute des opéras à mon quota. J’ai donc des arbitrages déchirants à faire en raison d’agendas impossibles à tenir. » Les dilemmes sont moraux et humains, car il va falloir tourner le dos à des projets anticipés et espérés de longue date.
Le problème se pose-t-il aussi au directeur ? Jean-François Lapointe a limité les dégâts : « J’ai procédé par “saute-mouton” en quelque sorte : j’ai pris ma saison 2020-2021 et je l’ai repoussée de deux ans. Ma 2e saison [2021-2022], je n’ai pas eu à la toucher. Je pense être assez original en la matière. »
Mais quelques heures avant notre entretien, un chanteur venait de demander à Jean-François Lapointe à être libéré d’un engagement. La situation ne manquait pas de piment : « Il a eu une occasion ailleurs. J’ai accepté. Cela arrive tout le temps à un directeur. Mais là, c’était tout de même assez amusant, car c’était pour me remplacer dans un contrat que j’avais dû laisser tomber ! »
Festival et rentrée
Comment programme-t-on un festival et une rentrée lyrique aujourd’hui ? Pour le Festival d’opéra, fin juillet-début août, le directeur de l’Opéra de Québec reconnaît que « la situation est vraiment complexe », malgré deux certitudes : « Je peux organiser un festival et je ne peux pas produire un opéra. »
« Il me manque des données, car elles changent constamment », dit Jean-François Lapointe. Mais il est prêt : « J’ai des projets, je ne sais pas comment je vais les présenter, mais je peux me retourner très vite. »
Il n’y aura donc pas d’opéra ni d’opéra en version concert, mais plutôt des concerts à saveur lyrique. Parmi les problèmes particuliers : la distanciation et les chœurs. « Tant que certaines mesures ne sont pas levées, on reste bloqués », résume le directeur.
Par contre, deux mois et demi après le festival, Jean-François Lapointe pense bien présenter un opéra en bonne et due forme, le premier de sa saison 2021-2022 et de son mandat. « J’ai réservé des artistes, on fait un opéra, mais on ne sait pas encore comment. » L’une des questions conditionnant bien des réponses est celle de la jauge. « Il faut se faire des scénarios de viabilité. On se doute qu’on ne pourra pas remplir le Grand Théâtre, et les opéras pas pleins, en général, c’est déficitaire. Donc, il faut revoir le montage financier et définir où l’on diminue. Dans l’absolu, les productions risquent d’en prendre un coup : les décors, les costumes. Si jamais on était à 25 % de jauge, il faudrait diminuer les représentations ou passer à une forme concertante. »
Pour l’instant, l’Opéra de Québec prépare une production dans une forme traditionnelle et se félicite de son activité lors de cette saison sinistrée. « Le barbier de Séville est produit en fonction des contraintes, dans une salle fermée. Sans être un test, c’est une manière de voir vers où l’on pourrait aller si tout d’un coup, un variant arrivait et faisait dérailler les choses. Nous sommes comme un peintre qui rajoute des couches sur un tableau. Entre chaque expérience, nous avançons et voyons jusqu’où nous pouvons aller. C’est notre mécanisme d’attente avant de nous produire normalement. »
À petits pas et avec le souci des artistes.