Mais où est la musique hors de Spotify et consorts?

Les musiques alternatives promues par No Type, même si elles étaient accessibles sur Spotify ou Apple Music, y seraient lourdement défavorisées par des algorithmes amplifiant la popularité de ce qui est déjà populaire.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Les musiques alternatives promues par No Type, même si elles étaient accessibles sur Spotify ou Apple Music, y seraient lourdement défavorisées par des algorithmes amplifiant la popularité de ce qui est déjà populaire.

C’était en 1998, aussi bien dire, dans la temporalité du Web, il y a quelques éternités. Grâce à l’avènement du MP3, David Turgeon lançait No Type, un netlabel (une étiquette de disques ne distribuant sa musique que sur Internet) spécialisé dans les musiques électroniques et expérimentales.

L’Internet était encore ce lieu de tous les espoirs pour les créateurs et les adeptes de genres musicaux marginaux, à qui les tribunes des médias de masse avaient de tout temps été inaccessibles. Il était enfin venu le temps de décorer à leur guise leur trécarré numérique.

« La promesse d’Internet, c’était de tout décentraliser, d’avoir un paquet de petites communautés à gauche, à droite qui font chacune leur propre truc », se souvient le musicien et directeur de No Type, aussi connu pour son travail d’auteur de bandes dessinées et de romans. « Le problème, c’est que l’Internet est non seulement devenu très corporatisé, mais très centralisé. On ne quitte jamais vraiment Google ou Facebook. »

Et le mélomane, lui, ne quitte jamais vraiment Apple Music ou Spotify. Le service suédois, né en 2008, n’a pas souhaité préciser au Devoir combien d’abonnés il compte au Québec.

Le problème, c’est que l’Internet est non seulement devenu très corporatisé, mais très centralisé. On ne quitte jamais vraiment Google ou Facebook.

 

En mars 2021, ils étaient 158 millions, partout dans le monde, à payer la dizaine de dollars requise afin d’avoir accès à plus de 70 millions de chansons. Selon le site Statista, Apple Music comptait, de son côté, en juin 2020, 72 millions d’abonnés.

En ligne de façon ininterrompue au cours des deux dernières décennies, No Type bénéficiait récemment d’un sérieux coup de plumeau, alors que David Turgeon réinventait le site de son étiquette en plateforme d’écoute en continu, ou de téléchargement selon une formule « Payez ce que vous voulez » (85 % des revenus sont remis aux ayants droit). Plus de 300 albums de quatre netlabels différents y sont disponibles.

C’est l’évidence : les musiques alternatives promues par No Type, même si elles étaient accessibles sur Spotify ou Apple Music, y seraient lourdement défavorisées par des algorithmes amplifiant la popularité de ce qui est déjà populaire. Mais au-delà de cette question de découvrabilité, David Turgeon envisage surtout la version 2.0 de son site comme un coup de sonde et de fouet.

« L’idée, c’était de dire : comme musicien, si t’as envie que ta musique soit ailleurs que sur Spotify, dans un espace qui correspond plus à ton éthique personnelle, eh bien, il faut que tu le fasses exister », explique celui pour qui l’argent que les principales applications d’écoute en continu renvoient aux artistes constitue une arnaque.

« Je relance la plateforme un peu comme en posant une question : “est-ce que c’est possible de faire vivre un truc comme ça, dans sa propre écologie, à côté des géants, ou est-ce que le terrain est rasé” ? »

Arrêter d’être niaiseux

Louis-Jean Cormier œuvre dans un univers musical beaucoup moins niché que celui des artistes présents sur No Type et pourtant, la réflexion de David Turgeon et la sienne, à bien des égards, se recoupent.

« Ça fait longtemps que ça me tourne dans la tête, une plateforme numérique, libre, indépendante, québécoise », annonce-t-il dans la vidéo présentant Le 360, un site permettant, pour 45 $ par année, l’accès à des performances inédites enregistrées en compagnie de collègues, à de longues entrevues façon balado, à des classes de maître et à des partitions.

Dans la foulée du lancement de son album Quand la nuit tombe, au tout début de la pandémie de COVID-19, l’auteur-compositeur s’était pris au jeu de produire, de tourner et de diffuser différentes capsules sur les réseaux sociaux. « Je trouvais ça fort agréable à faire, mais je me disais : “Il y a quelque chose de bizarre. Mon plombier me coûte 400 $, mais Alex McMahon [son ami claviériste], lui, joue gratuitement sur ma toune, et après, on donne ça à Facebook, qui fait sortir plus d’argent du pays qu’il n’en fait rentrer. On est-tu niaiseux de faire ça ?”»

Ça fait longtemps que ça me tourne dans la tête, une plateforme numérique, libre, indépendante, québécoise 

 

Il prend une pause. « La réponse, c’est oui. » Grâce au soutien de la SODEC et de son agence, Les yeux boussoles, tous les musiciens et artisans collaborant au 360 sont ainsi dûment rémunérés.

S’il n’est pas en mesure de dire quel pourcentage de ses revenus Spotify et Apple Music représentent, le chanteur se souvient avoir déjà reçu 40 $ pour 150 000 écoutes de son tube Tout le monde en même temps.

« Les plateformes de streaming ont tellement d’avantages, on ne serait plus capables de se passer de cette jouissance-là. On a créé un monstre et on est pris avec », observe celui qui en appelle à l’intervention des gouvernements afin que les GAFAM, et les fournisseurs d’accès Internet, partagent plus équitablement leur gâteau avec les créateurs de contenu.

« Mais j’ai le devoir de faire changer un peu les choses, parce qu’on souffre tous de cette forme de gratuité, même si elle n’est pas vraiment gratuite, de la musique. Le 360, c’est un peu l’équivalent de ma table de merch en show. Je suis membre de plusieurs plateformes de tutoriels et d’entraînement pour lesquelles je débourse plus que 45 $ par année. Pourquoi, nous les artistes, on donnerait tout ce qu’on fait gratuitement à Spotify ou à Facebook ? »

Espérer le meilleur

 

Et ça fonctionne ? David Turgeon et Louis-Jean Cormier se disent tous les deux impressionnés par l’affluence sur leur site respectif — Cormier estime que Le 360 pourra se maintenir à flot en franchissant la barre des 1000 abonnés.

Le succès remporté par Nikamowin invite quant à lui à espérer le meilleur. Mise sur pied en novembre 2018 par Musique Nomade, un organisme à but non lucratif soutenant les musiciens émergents autochtones du Québec et du Canada, la plateforme (entièrement gratuite) accueillerait à ce jour environ 3000 utilisateurs mensuels.

Près de 200 artistes, représentant 24 nations et territoires, et s’exprimant dans 20 langues différentes, figurent dans son catalogue.

« Les grosses plateformes font de plus en plus d’efforts pour mettre en valeur nos artistes, dans des listes de lecture par exemple, mais le problème, c’est qu’on y met en valeur la musique autochtone, comme si c’était une seule et même chose, alors qu’il y a des musiques autochtones », souligne la directrice artistique et des opérations de Musique Nomade, Joëlle Robillard.

Nikamowin (soutenu par des fonds publics et privés) témoigne pour sa part de la richesse culturelle et linguistique des musiques créées par des artistes autochtones, classées selon différents critères — notamment le genre musical — aidant le mélomane à élaborer des listes de lecture moins en dents de scie que celles qui regroupent des musiciens sur la seule base de leur autochtonie. Il n’y a, après tout, rien de plus différent qu’une chanson d’Anachnid et une de Scott-Pien Picard.

Pour David Turgeon, la plus grande réussite de Spotify et d’Apple Music tient à ce que celui ou celle qui préfère ne pas y adhérer, pour des raisons éthiques, passe rapidement pour un technophobe, un réactionnaire ou un hérétique.

« Il y a un drôle de stigmate qui vient avec le refus d’être sur ces plateformes, et la raison pour laquelle Spotify a intérêt à ce que la chose la plus cool, ce soit d’être sur Spotify, c’est que ce sont tes goûts qui sont analysés quand t’es sur Spotify. »

 

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