Alexander Sladkovski, un trésor musical planétaire

Le nectar de la grande tradition de la direction orchestrale russe survit au Tatarstan grâce à un trésor musical planétaire. Personne n’en parle et, pourtant, c’est un chef comme on désespérait d’en croiser un jour depuis la mort, le 3 mai 2002, d’Evgueni Svetlanov.
En novembre 2013, Le Devoir prenait le pari d’affirmer que l’un des plus grands pianistes vivants, mozartien et schubertien hors du commun, était un sexagénaire quasi inconnu du nom de Christian Blackshaw. Les expériences de concert que nous avons pu vivre avec lui depuis ont été des bénédictions du ciel. Les chefs, tels que Jean-Marie Zeitouni ou Yannick Nézet-Séguin qui, depuis, ont collaboré avec Christian Blackshaw, rêvent de leur prochaine rencontre avec lui.
Huit ans après, la situation est la même, dans un répertoire différent, avec un musicien totalement opposé, un démiurge de la baguette, lui aussi passé sous le radar. Il se nomme Alexander Sladkovski et a 55 ans.
La dictature de la tempérance
C’est en visionnant quelques documents publiés sur YouTube, notamment une 1re Symphonie de Rachmaninov, une 4e Symphonie de Tchaïkovski, un Poème de l’extase de Scriabine, et en écoutant en streaming Manfred de Tchaïkovski et des extraits d’une nouvelle intégrale Rachmaninov parue en mars 2021 chez Sony Russie que nous avons compris.
Avec son Orchestre symphonique national du Tatarstan, Alexander Sladkovski retrouve des sonorités rauques et une ardeur que l’on croyait perdues, y compris — et surtout — de la part des baguettes russes consacrées de l’heure. « Je dirige de manière viscérale et je dois rester ainsi. Sinon, c’est un entre-deux qui ne me correspond pas », dit Alexander Sladkovski au Devoir.
Sladkovski décrit ici un art fondamentalement raréfié, celui des chefs dionysiaques, comme on a pu en voir des reflets chez Alain Altinoglu lors du processus de sélection de l’OSM, mais aussi de la part d’un maestro unique dans l’histoire : Evgueni Svetlanov (1928-2002), qui savait faire de la musique russe une expérience tétanisante.
Je dirige de manière viscérale et je dois rester ainsi. Sinon, c’est un entre-deux qui ne me correspond pas.
« Je me souviens du 20 octobre 1998. Ce jour de mon 33e anniversaire, j’assistais à la 2e Symphonie de Rachmaninov à la Philharmonie de Leningrad (Saint-Pétersbourg) dirigée par Evgueni Svetlanov. À la fin, mon cœur battait la chamade et je pleurais de joie. » « Svetlanov a influencé le son que nous avons dans notre orchestre aujourd’hui. Son pouvoir, son charisme et l’équilibre entre puissance et tendresse sont des valeurs précieuses », avoue Sladkovski.
Après des concerts en Italie, Alexander Sladkovski s’est fait dire par le directeur artistique d’un orchestre qu’il avait joué « trop fort ». « Mais c’est Tchaïkovski ; on ne parle pas de Schubert ! Je ne m’explique pas pourquoi, en Europe, il faut se tempérer ainsi. » Selon Sladkovski, on ne peut pas reprocher un excès de générosité musicale, comme on ne peut reprocher un excès de dramatisme dans Chostakovitch : « C’est quoi, Chostakovitch sans drame, sans puissance et sans terreur ? »
C’est là que l’apparition de Sladkovski, qui a aussi une culture germanique par son ascendance maternelle, est exceptionnelle et salutaire dans notre monde musical. Car la direction orchestrale est principalement gouvernée par trois tendances : le narcissisme envahissant dont nous avons parlé il y a tout juste une semaine, la rectitude stylistique induite dans le répertoire de Bach à Brahms par une pensée « historiquement informée » préformatée et, une troisième gangrène, « la joliesse polie », musique soupesée, où tout est à sa place de manière élégante et sans prise de risques.
Le miracle de Kazan
Tout comme pour Christian Blackshaw, jadis, il y a déjà eu quelques alertes médiatiques concernant le talent d’Alexander Sladkovski. Un article a même titré sur « Le miracle de Kazan », du nom de la capitale du Tatarstan, où réside l’orchestre.
Mais il y a une marge désormais incompréhensible entre la qualité des prestations et le manque de reconnaissance. Le chef, né à Taganrog et formé à Moscou et Saint-Pétersbourg, est fataliste. La notoriété, « cela dépend de la qualité des agents et de la chance », dit-il. Airat Ichmouratov, compositeur établi à Montréal, Tatar d’origine, n’a pas tardé à confirmer nos sensations : « Sladkovski est phénoménal, il a opéré une révolution dans l’orchestre. » C’est grâce à Ichmouratov que 24 heures après notre coup de foudre, rendez-vous était pris.
Sladkovski est arrivé à Kazan en 2010, au chevet d’un orchestre qui a eu comme chef historique Natan Rakhline. Mais Rakhline est mort en 1979. « En 2010, j’ai reçu une invitation personnelle du président de la République du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, qui venait d’arriver au pouvoir. L’orchestre ne fonctionnait pas du tout. J’ai accepté le poste à deux conditions : que les musiciens disposent de bons salaires et d’instruments adéquats, car la plupart jouaient sur des instruments médiocres. »
Cette dernière condition s’avérera une des clés du succès. Le chef décide d’acquérir de quoi équiper l’orchestre au complet. Il fait acheter seize instruments à cordes des XVIIIe et XIXe siècles, qu’il va choisir à Crémone. « Il fallait aussi acheter tous les vents. Pas seulement s’assurer de se fournir auprès des meilleurs facteurs. Dans un pupitre, les instruments sont d’un même facteur par souci d’intonation lorsque le groupe joue ensemble. »
En ce qui concerne les cuivres, l’orchestre est outillé comme le Philharmonique de Vienne et pour les trompettes, il utilise des valves rotatives pour le répertoire allemand et des trompettes à pistons pour le répertoire russe et français. Alexander Sladkovski, lui-même un ancien trompettiste, a beau être un viscéral, il a le souci du raffinement et du détail !
Après dix années, le calcul s’avère excellent, car la couleur est une dimension artistique de l’Orchestre symphonique du Tatarstan qui a immédiatement attiré notre attention. « L’identité sonore est relevée par les musiciens qui viennent jouer chez nous », s’enorgueillit Sladkovski.
Les sportifs
Le travail de construction artistique s’est fait au moyen de projets artistiques déterminés. « Les saisons étaient pensées stratégiquement, comme des entraînements avec des objectifs, afin de donner à l’ensemble des musiciens une mentalité d’équipe sportive. La première année était autour du Sacre du printemps qui faisait tout converger. » Des intégrales Beethoven et Tchaïkovski ont suivi. « J’ai compris que c’était ma voie », dit Sladkovski du compositeur russe dont il a fait paraître une intégrale en 2020.
« Ensuite, nous avons pu inviter mes amis musiciens et créer des festivals : un Festival Sofia Goubaïdulina de musique contemporaine, un Festival « Rakhlin Seasons » dédié au fondateur de l’orchestre, un Festival Rachmaninov et un festival estival de plein air. Au fur et à mesure que les musiciens venaient contribuer à ces différents festivals, un bouche-à-oreille sur la qualité de l’orchestre s’ensuivait et nous avons eu des invitations en retour. »
Il y a aussi eu le travail de studio. « Nous avons débuté en 2013 avec un projet pendant les vacances : une anthologie des compositeurs tatars et un couplage de L’île des morts de Rachmaninov avec Manfred de Tchaïkovski. » « Puis, en 2015, Melodiya m’a demandé d’enregistrer les Symphonies nos 1, 5 et 9 de Mahler pour un coffret qui juxtaposerait nos enregistrements avec ceux de Kondrachine. » Ont suivi les symphonies et concertos de Chostakovitch.
Bien plus que d’autres, Sladkovski devrait être un chef invité régulier des grands orchestres internationaux programmant de la musique russe. C’est très marginalement arrivé : « Je me sens ici chez moi et j’ai des projets ambitieux. Plus je pars, plus j’ai envie de revenir. Mais je suis libre et désormais, comme je peux me reposer davantage sur mon orchestre, je peux inviter des chefs et me libérer. Donc si, comme vous le suggérez, le Philharmonique de New York m’appelle, si j’ai le visa, j’irai ! »