L’au revoir du coeur à Michel Louvain, un être cher

C’est peu, de dire que le Québec tout entier pleure Michel Louvain. Sa mort était certes annoncée, son combat contre le cancer de l’œsophage a été suivi de jour en jour comme si chacune et chacun d’entre nous étaient au chevet d’un proche parent, d’un grand ami, rien n’atténue la perte d’un être aussi cher. Les récapitulatifs des moments de gloire et les mille anecdotes d’admirateurs de tous âges et de toutes provenances remplissaient déjà les hebdos à grand tirage, monopolisaient les lignes ouvertes : on se pressait de lui témoigner une fois de plus, de son vivant, une affection plus que sentie.

Il y avait de l’émoi dans ces réactions. Un choc. Les gens avaient beau se dire que le cancer n’épargne pas grand monde et que la maladie, à 83 ans, peut vite se déclarer et emporter les plus rayonnants de santé (apparente), on se rebiffait à l’idée même d’un Michel Louvain mal en point. L’âge avait si peu de prise sur cet éternel bel homme, si soucieux de se garder en forme pour continuer à chanter, sur disque et surtout sur scène. C’était sa fierté, en quelque sorte un pacte entre le public et lui : être le même impeccable Michel Louvain dans son complet bleu (comme son grand succès La dame en bleu), sur son 36, en voix le plus possible, esquissant avec élégance quelques pas de danse pour montrer qu’il le pouvait.

Ce besoin sans fin d’être rassuré

En octobre 2019, au Cabaret du Casino de Montréal, il était princier, heureux, tout fier d’annoncer que ce troisième soir de rodage serait suivi d’une grande tournée à travers la Belle Province, qui durerait « au moins jusqu’en 2021 ». On ne peut s’empêcher de penser aujourd’hui que la première mort de Michel Louvain a eu lieu en mars 2020, quand les salles de spectacles ont été interdites aux artistes et au public. Il fallait le voir, ricaneur, guilleret, s’excusant de ses rares trous de mémoire, allant jusqu’à demander aux gens ravis : « Vous amusez-vous, au moins ? » Ce n’était pas de la fausse modestie : faire plaisir, en donner plus qu’on en demande, procurer entière satisfaction à ses fans si fidèles, c’était son obsession. Son besoin d’être rassuré, même après six décennies d’une carrière exemplaire.

« Je me demande si c’est pas ma force, mon anxiété, ma fébrilité, le fait de n’être jamais complètement rassuré », confiait-il au Devoir en 2008, alors qu’il s’apprêtait à célébrer triomphalement son demi-siècle de scène au Centre Bell. « Je ne pourrais pas supporter que les gens repartent déçus. J’ai toujours peur que ça s’arrête, que le monde ne m’aime plus. » Il avait deux coins de rue à marcher pour se rendre au lieu de l’entrevue, mais dix fois, on l’avait arrêté, pour le saluer, pour un autographe, pour prendre la pose avec lui. Un camionneur avait joué du klaxon pour retenir son attention, le temps de lui dire qu’il l’avait vu la veille à la télévision. « C’est un peu plus long, mais j’aime ça ! J’aime tellement ça ! »

Combien de fois s’est-il attardé plus que de raison jusqu’à ce que chaque personne soit contente, après les spectacles, au restaurant, un peu partout ? L’incroyable succès des premières années en aurait lassé plus d’un : lui, c’était le contraire. Le contraire de l’idole récalcitrante.

Le Michel Poulin de Thetford Mines, que la nature profonde du don de soi et le goût de la présentation soignée ont failli faire prêtre, puis décorateur, se sera accompli en chanteur. Populaire. Incroyablement populaire. Pour ainsi dire, du jour au lendemain. Il suffit d’un premier disque (78 tours !) chez Apex, langoureux et chaloupé Buenas Noches Mi Amor, interprété en rutilant smoking devant les caméras de Radio-Canada lors du Gala des splendeurs le 3 mai 1958, pour le propulser à l’avant-plan. Au sommet, en fait !

« J’étais emporté dans un monde irréel », dira-t-il, émerveillé (citation relayée par le biographe Benoît Gignac). Émeute devant le Palais Montalm, embouteillage monstre en plein Montréal des cabarets, folie furieuse au Colisée de Québec, on l’extirpe en hélicoptère, il lui arrive tout ce qui arrive à un Paul Anka avec sa Diana. Version locale.

Passé au 45 tours (songez qu’il aura traversé tous les formats, jusqu’aux plateformes numériques), il aligne les tubes à un rythme aussi fou que l’idolâtrie, qu’il vit sans trop comprendre, mais joyeusement : valse des chansons à prénom féminin (Lison, Linda, Louise, et l’irrépressible Sylvie), morceaux à saveur exotique (dont moult mélopées hawaïennes), rengaines bonnes à fredonner (Auprès de ton cœur, Un certain sourire, Pourquoi donc as-tu brisé mon cœur ?), le succès ne se démentira jamais vraiment, sinon au début des années 1970, où il cherche sa place entre les Beau Dommage, Diane Dufresne et Harmonium.

Monsieur Radio-Télévision en 1965, il continue néanmoins d’être constamment présent au petit écran, le plus souvent chanteur, mais parfois animateur (Nous les amoureux, Zoom en liberté). Il renouera, contre toute attente, avec les palmarès, quand l’incontournable Dame en bleu, improbable tango hors des modes, devient pour lui une sorte d’hymne national.

Les scènes de l’homme heureux

Spectacles à grand déploiement pour gentleman crooner, tournée triomphale des Trois L (Louvain, Lalonde, Lautrec), il ne désemplira plus, et trouvera même auprès des gens du métier la consécration et l’unanimité tant désirées (hommage à l’ADISQ, Médaille d’honneur de l’Assemblée nationale, intronisation à l’Ordre national du Québec). Mais c’est l’amour du public qui lui vaudra ses plus grandes joies, jusqu’à la fin.

Au Festival d’été de Québec, à la place d’Youville archipleine, débordant jusque dans les petites rues, au lieu même de ses débuts, entre Chez Gérard et le Palais Montcalm, ses premiers fans, leurs enfants et petits-enfants, en plus de quelques chanteurs invités (dont Roch Voisine et Paul Daraîche), notamment) le fêtèrent magnifiquement.

« Je suis amoureux… », commença-t-il. «… de Michel Louvain ! » répondit spontanément la foule. Il en pleurait de bonheur, et tout le monde avec lui. On le pleure encore aujourd’hui, la peine de le perdre est là, mais non sans un certain sourire. 

Pour lui faire plaisir.



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