Le concert virtuel, mal nécessaire ou occasion d’affaires?

Le musicien Jay Scott lors de son concert virtuel à L’ANTI Bar & Spectacle, le 4 février dernier
Photo: Alexandre Charron Le musicien Jay Scott lors de son concert virtuel à L’ANTI Bar & Spectacle, le 4 février dernier

Un an après le premier confinement, le spectacle musical est toujours en pause. La pandémie a forcé la musique live à migrer vers le Web, d’abord par des concerts spontanés et gratuits, puis dans un modèle d’affaires structuré autour de producteurs de contenus audiovisuels diffusant des performances, en direct ou en différé, moyennant l’achat d’un billet virtuel. La webdiffusion survivra-t-elle au futur retour du public dans les salles ? Au sein de l’industrie, qui débattra de la question — sur le Web ! — le 11 mars lors des annuelles Rencontres de l’ADISQ, les avis sont partagés.

En avril 2020, Karl-Emmanuel Picard, fondateur de District 7 Productions et copropriétaire de L’ANTI Bar & Spectacle, petite salle indépendante de 175 places à Québec, s’était résolu à trouver un boulot dans une ferme, mesurant déjà les répercussions brutales du confinement sur l’industrie du spectacle. Picard avait tout de même annoncé trois concerts en mai, sans public et avec billetterie virtuelle, ceux de Mononc’ Serge, d’Orloge Simard et de Pépé et sa guitare. « On a vendu à peu près 900 billets par spectacle, assure le producteur, encore étonné. C’est là que je me suis dit : “Faut que je me lance là-dedans !” »

Si bien que Picard a présenté, le 3 mars dernier, son centième concert virtuel depuis le début de la crise. Le producteur de concerts, devenu producteur de contenus pour le Web, n’a pas l’intention de regarder en arrière. « Présentement, la production de spectacles virtuels est un modèle d’affaires rentable pour moi parce qu’on a été là dès le début et qu’on a développé une expertise », assure l’entrepreneur, qui a aussi obtenu plusieurs contrats de production d’événements virtuels grâce à son initiative (chaîne YouTube du Carnaval de Québec et mandat de la Ville de Québec pour des concerts dans les Maisons des jeunes). « En ajoutant à ça les concerts qu’on fait à L’ANTI, ça devient financièrement intéressant. »

Ce n’est pas un modèle viable. J’en discutais récemment avec des gens d’une billetterie en ligne, qui considéraient que les shows virtuels sont surtout une réaction à la pandémie. Même si tous les musiciens veulent pouvoir donner des concerts, ça n’excite personne. Tout ça disparaîtra le jour où les musiciens pourront jouer à nouveau devant public.

 

Le producteur et éditeur Guillaume Lombard est également d’avis que le concert en ligne est une occasion d’affaires prometteuse. La musique live en virtuel, il y croit depuis 2012, année où il a fondé le service de captations et webdiffusions musicales LiveToune.com. « Depuis le printemps 2020, on a eu le choix de continuer à faire ce qu’on faisait — c’est-à-dire des captations pour nos artistes et quelques partenaires — ou, au contraire, d’essayer de trouver un moyen de continuer à promouvoir la musique » plus dynamiquement sur le Web, notamment en créant son propre service de billetterie en ligne (tuxedobillet.com). « Globalement, c’est déjà quelque chose qui existait, et qui fonctionne, affirme-t-il. J’ai toujours pensé qu’il fallait un complément au spectacle vivant — le match de hockey à la télévision n’empêche pas que l’aréna soit plein. »

« Lorsqu’on aime quelque chose, on a besoin de le consommer, que ce soit en “réel” ou en “virtuel”, et y’a quand même des concerts qui rassemblent plus de spectateurs qu’une salle peut en accueillir », ajoute le producteur en citant l’exemple de la série L’histoire de mes chansons, qui a attiré plus de 15 000 spectateurs par représentation : « Là, on s’approche de la télé ! Et ce n’est pas pour rien qu’en ce moment, plusieurs salles sont en train de s’équiper [pour réaliser leurs propres captations] parce qu’elles sentent très bien que c’est une manière d’élargir leur public. »

L’envers du décor

Les prochains mois seront riches en propositions musicales sur le Web, d’abord parce que la réouverture des salles en zone rouge demeure incertaine, ensuite parce que plusieurs organisations se sont vu accorder en décembre dernier une aide de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), leur permettant notamment de développer leurs projets de webdiffusion — c’est le cas, par exemple, de la salle Ausgang Plaza et sa série de concerts payants Fréquences locales (Nate Husser le 11 mars, Brown Family et Dramatik le 18, Eman x Vlooper et KNLO le 25) et de l’agence Indie Montréal, qui lance dimanche avec le compositeur électronique Millimetrik sa série dominicale Les dimanches couvre-fun.

En réponse aux questions du Devoir, une porte-parole de la SODEC a cependant affirmé qu’il « est actuellement prématuré de conclure que le concert de musique virtuel est un modèle d’affaires à adopter après le retour des spectacles vivants ». Même si District 7 Productions et LiveToune.com ont su tirer leur épingle du jeu, même si l’offre abonde, le milieu du spectacle demeure frileux sur la question du concert virtuel. Plusieurs acteurs sondés ces derniers jours témoignent de la baisse d’intérêt du public pour ces spectacles. Depuis le retour du congé des Fêtes, les billetteries virtuelles rapportent moins. Surtout, la fatigue de l’écran s’installe, reconnaissent les acteurs consultés.

Le tourneur Louis Carrière, fondateur de l’agence Preste, doute que le concert virtuel survive à la pandémie : « Ce n’est pas un modèle viable, tranche-t-il. J’en discutais récemment avec des gens d’une billetterie en ligne, qui considéraient que les shows virtuels sont surtout une réaction à la pandémie. Même si tous les musiciens veulent pouvoir donner des concerts, ça n’excite personne. Tout ça disparaîtra le jour où les musiciens pourront jouer à nouveau devant public. »

La directrice de la programmation et de la promotion au Quai des brumes, Julia Blais, est du même avis : le spectacle virtuel est une mesure temporaire, « permettant de nous garder occupés, de payer notre monde, de faire jouer des artistes qui trouvent le temps long. Après, quand je regarde un spectacle filmé dans une salle, je trouve ça difficile, presque choquant. Je me sens nostalgique du temps où on voyait nos amis, le public, les musiciens… Ce qui fonctionne mieux en ce moment [dans l’industrie], ce sont les sorties d’album. Je pense que ça, ça fait du bien au public ; je sais juste que le spectacle virtuel payant, ça ne marche pas ».

C’est la raison pour laquelle Julia a choisi de présenter gratuitement la série de captations musicales produite par le Quai des Brumes, qui a bénéficié à cet égard d’une aide de la SODEC. « Ce qu’on essaie de faire, au Quai, ce sont des propositions auxquelles les gens peuvent se rattacher en attendant de retrouver nos salles. Mais faut pas s’attendre à ce que le public paie : les gens font moins d’argent aujourd’hui, et passer sa journée en télétravail pour regarder des shows à l’écran le soir… Les gens ont envie de passer à autre chose, et c’est normal — on commence tous à avoir les yeux rectangulaires ! »

« Peut-être que le spectacle virtuel devra se métamorphoser pour survivre ? », poursuit Louis Carrière en évoquant la présentation, les 23 et 24 avril, de NDd7DLe spectacle spectral de Klô Pelgag, durant lequel la chanteuse « sera mise en danger et accompagnera les téléspectateurs dans un univers ponctué d’effets spéciaux et d’expériences bizarroïdes », prévient le communiqué. « Je suis curieux de voir le spectacle de Klô, parce que je sais qu’il y a beaucoup d’efforts et de moyens qui ont été mis derrière. »

La meilleure manière d’exploiter le marché du spectacle virtuel, croit aussi Karl-Emmanuel Picard, est de distinguer la production virtuelle de son équivalent en chair et en os. « Il faut offrir des concerts très interactifs et imaginés pour une retransmission. Il faut tout de suite penser à rendre ça intéressant, autant pour les spectateurs dans la salle que pour ceux qui y assistent à l’écran. Ensuite, certaines clientèles ne retourneront pas dans les salles dès leur réouverture — les personnes âgées, disons, ne prendront peut-être pas la chance d’aller voir leurs artistes dans de grands théâtres comme ils le faisaient avant. »