Le blues du musicien engagé

Les règles de distanciation physique et l’impossibilité d’organiser des spectacles empêchent les artistes d’utiliser leur tribune de choix, la scène, pour éveiller les consciences en faveur des causes qui se bousculent dans l’actualité, #MoiAussi, Black Lives Matter ou encore les droits des Premières Nations. Et où sont donc les musiciens dans la conversation sur la campagne présidentielle aux États-Unis ? Le militantisme est-il soluble dans la crise sanitaire ? Avis partagés de musiciens engagés en quête de solutions adaptées à notre époque.
Dur d’être un musicien engagé par les temps qui courent. À l’automne 2016, Chuck D arpentait les scènes américaines avec Prophets of Rage pour le bien nommé Make America Rage Again Tour, prenant position contre le candidat Trump à coups de brûlots rap-rock. Car à ses côtés se tenait aussi Zack de la Rocha, chanteur et compositeur de Rage Against the Machine, héraut de la contestation rock des années 1990 et frère de lutte de Public Enemy, le mythique groupe rap fondé par Chuck D dans les années 1980. La tournée des grands stades (Prophets of Rage était au Centre Bell en août de la même année) était furieuse, militante et politisée.
Ces jours-ci, les musiciens mobilisés pour le droit de vote, ou encore pour le camp démocrate, se font anormalement discrets, les rassemblements étant généralement évités aux États-Unis — en tout cas par le candidat Biden, qui compte sur l’appui des plus grandes stars de la pop. Sans la scène, sans les foules, les musiciens peuvent-ils encore donner un sens à leur engagement ?

En entrevue avec Le Devoir, Chuck D regrette de devoir se tenir loin d’une scène, mais il persiste : « On utilise l’enregistrement comme plateforme pour obtenir une visibilité nous servant à demander aux gens d’utiliser leur cervelle dans le but de prévenir le fascisme », lâche le pionnier du rap américain, connu pour des hymnes tels que Rebel Without a Pause, 911 is a Joke et Fight the Power. Avec Public Enemy, il vient de lancer l’album What You Gonna Do When the Grid Goes Down ? — son 2e depuis le début de la pandémie —, avec l’espoir que sa charge en règle contre le gouvernement d’un président qu’il nomme « 45 » résonnera auprès du public.
« Présentement, on est tous des musiciens de studio », reconnaît Quentin Condo, alias Q052, pour qui « la musique est avant tout une plateforme me permettant d’exposer la réalité autochtone ». Le rappeur gaspésien appartenant à la nation micmaque a lancé en novembre 2019 l’album Qama’si, qu’il devait présenter en tournée le printemps dernier. Privé de scène, Q052 enregistre : sa chanson High Horse parue en juillet dernier sur sa page Bandcamp dénonce la mort de deux membres des Premières Nations, Rodney Levi et Chantel Moore, abattus par les forces policières néo-brunswickoises. « J’ai deux ou trois autres chansons qui vont sortir prochainement », affirme Condo qui, n’eût été les consignes, serait aujourd’hui en Nouvelle-Écosse pour donner son appui aux pêcheurs de homard autochtones.
Zéa Beaulieu-April, du duo électropop La Fièvre, ronge aussi son frein : « On a des racines militantes, on donne souvent des spectacles de financement ; ça fait vraiment partie de notre démarche de nous impliquer pour des causes qui nous tiennent à cœur. En ce moment, on n’a pas l’occasion de faire grand-chose, alors qu’on a l’impression que tout arrive en même temps », dit la musicienne féministe et écologiste qui lancera le premier album, résolument militant, de La Fièvre le 30 octobre.
Burn-out à l’écran
« Que tout doive se passer sur les réseaux sociaux, c’est vraiment frustrant, déplore Zéa Beaulieu-April. On dirait que c’est artificiel. D’un côté, il y a quelque chose de fort dans la rapidité avec laquelle l’information circule [sur les réseaux sociaux] et le soutien qu’expriment les gens, mais il y a d’autre part quelque chose de facile et d’incomplet dans toute l’expérience. »
C’est ainsi que, malgré tout, les musiciens ont multiplié les initiatives sur le Web depuis le printemps pour continuer à sensibiliser leurs auditoires. Dans l’impossibilité de réunir physiquement le public, Rebecca Foon, compositrice, violoncelliste et cofondatrice de l’organisme Pathway to Paris voué à la défense de l’environnement, a réussi à organiser deux concerts en ligne réunissant entre autres Patti Smith, Michael Stipe, Angélique Kidjo et Patrick Watson. Les événements, dit-elle, ont été un succès, mais l’expérience s’est avérée néanmoins frustrante.
« Les concerts virtuels ont été de bons outils, mais je crois que les occasions sur le Web sont limitées, estime Rebecca Foon. Car ce avec quoi on doit se battre, c’est ce que j’appelle le « screen burn-out » :aujourd’hui, les gens passent encore davantage de temps devant leur écran, ne serait-ce que pour rester connectés avec les autres — ça fatigue les yeux ! […] C’est plus difficile de se connecter émotionnellement en ligne malheureusement. Sans interaction physique, quelque chose se perd — l’énergie d’une salle pleine, d’une foule… L’émotion est difficile à traduire. »
Quentin Condo voit quand même de bons côtés au militantisme « numérique » : « La pandémie nous a donné la possibilité d’attraper plus de gens sur les médias sociaux, parce que les gens ont plus de temps à passer sur leurs téléphones, et je crois que ça marche. En tant qu’artiste, c’est sûr qu’on préfère être sur une scène, en contact avec le public. Ça nous manque, mais c’est pas si pire, parce qu’on trouve le moyen de communiquer avec les gens. »
Réinventer l’engagement
L’auteur-compositeur-interprète Philémon Cimon s’est aussi tourné vers le studio pour porter son message. Ces dernières semaines, il a publié sur sa page Bandcamp trois nouvelles chansons : deux composées en réaction au discours sur le racisme systémique et le décès de Joyce Echaquan —M. L’Premier Ministre en duo avec Kanen, Joyce avait mon âge avec Laura Niquay —, et une sur le climat social haineux, Trump parle comme Elvis : « Je ne dirais pas que je me sens utile [pendant cette pandémie], mais je ne me sens pas du tout lié, ou empêché [de partager mes convictions]. Le contexte est différent [pour les artistes militants], mais il y a d’autres genres d’ouvertures — elles ne sont seulement pas à la même place que d’habitude. »
« Je ne suis pas du tout frustré par la situation, parce que, pour moi, ce qui compte, c’est la parole, ajoute Cimon. Je ne me sens pas du tout limité dans ma parole. Bien sûr, tout est différent depuis le début de la pandémie. On est forcés de réfléchir différemment » à la manière dont les musiciens peuvent encore jouer un rôle dans l’articulation des débats de société. Un jour, les spectacles seront à nouveau autorisés devant public, « peut-être que tout va revenir comme c’était avant, mais moi, ça ne me dérange pas de faire table rase pour trouver un nouveau chemin pour la parole en fonction de ce qui s’offre à nous ».
Pour Zéa Beaulieu-April, la performance scénique qu’elle et sa collègue de La Fièvre, Ma-Au Leclerc, mettent à profit pour les causes qui leur sont chères est irremplaçable. « Pour nous, le live, ce n’est pas négociable : nos concerts ne sont pas faits pour être donnés devant une caméra. Dans tous les arts vivants, c’est une questioncapitale : le spectacle, c’est un dialogue entre l’auditoire et les performeurs, et ça n’existe plus [en temps de pandémie]. Que fait-on alors ? On continue de créer, différemment. C’est ça le défi : trouver les nouveaux chemins que notre parole peut emprunter, avec les outils dont on dispose, pour toucher les gens. Je pense que la solution n’a pas encore tout à fait été trouvée. »