La crise polyphonique

Déjà soumise à de profondes mutations, la culture, reine de la communion et de la proximité, a vu son monde brutalement mis sous cloche avec la pandémie. Sa remise en branle annonce de gigantesques chantiers que Le Devoir essaie d’anticiper dans ces pages. Cette semaine, la musique, où la crise de la COVID-19 s’ajoute à celle, structurelle, qui ébranle le milieu depuis une bonne décennie.
En sismographie, les violents tremblements de terre sont parfois suivis d’une alerte au tsunami. Il semble maintenant y avoir un équivalent culturel à cette juxtaposition de catastrophes naturelles. Car pour le secteur de la musique, les effets de la pandémie en cours s’ajoutent à un tableau déjà lourd de noir.
« Catastrophique. » Le mot vient de Solange Drouin, directrice générale de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ, qui représente les producteurs). « On est dans une accumulation de crises, voilà. Et celle de la COVID-19 vient toucher de plein fouet le secteur du spectacle, qui représente environ 60 % des revenus de l’industrie. On est passé à zéro, essentiellement. »
Elle poursuit : « Quand on me dit que c’est moins pire pour l’enregistrement sonore, je réponds que oui… mais parce qu’on a déjà essuyé toutes les pertes au fil des ans. »
Des chiffres dévoilés en mai par l’Observatoire de la culture et des communications du Québec rappelaient un constat connu — il ne se vend pratiquement plus d’albums au Québec, l’écoute en ligne accaparant l’essentiel de l’intérêt des consommateurs. Mais ils soulignaient plus largement l’ampleur des problèmes pré-COVID de l’industrie de la musique.
On est dans une accumulation de crises, voilà. Et celle de la COVID-19 vient toucher de plein fouet le secteur du spectacle, qui représente environ 60% des revenus de l’industrie.
Entre 2009 et 2019, les ventes d’enregistrements audio (physiques ou numériques) ont chuté de 60 %. Il s’est vendu en tout 3,6 millions d’albums l’an dernier. Et la baisse ne ralentit pas : les ventes d’albums ont encore reculé de 24 % en un an.
Pendant un temps, la vente d’albums numériques est apparue comme une solution au déclin du CD (et à la lutte contre le piratage). Mais l’on constate aujourd’hui l’essoufflement de ce modèle. En cinq ans, les ventes sont passées de près de 2 millions d’unités à quelque 800 000.
La popularité relative des disques vinyle affiche aussi ses limites dans le dernier bulletin de l’Observatoire. Les ventes ont certes doublé en cinq ans. Mais elles restent confidentielles — environ 181 000 disques l’an dernier. Et surtout : pour la première fois, on note une stagnation de celles-ci (l’Observatoire prévient toutefois qu’il est trop tôt pour en tirer une conclusion).
Le déplacement des habitudes d’écoute vers le streaming est par ailleurs illustré par un chiffre pancanadien : 98,2 milliards d’écoutes en 2019, une augmentation de 35 % en un an. Mais qui dit écoute en ligne dit redevances minimes, un enjeu largement documenté et commenté — Pierre Lapointe avait fait une sortie remarquée sur le sujet au dernier gala de l’ADISQ.
Autre élément à considérer : ces milliards d’écoutes en ligne n’ont pas l’effet magique de remplir des salles. En juin 2019, l’Observatoire faisait plutôt état d’un recul de 12 % des revenus de billetterie pour les spectacles de chansons au Québec entre 2013 et 2018.
Petits plateaux
Cela pour dire qu’il n’y avait déjà pas beaucoup d’arcs-en-ciel dans le ciel du secteur musique quand la COVID-19 est débarquée et que le Québec s’est mis sur pause.
« Tout le monde le remarque : il y a depuis 10-15 ans une baisse des conditions de travail des gens qui sont “dans la van” de tournée », dit Geneviève Côté, cheffe des affaires du Québec à la SOCAN (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). « Et avec les conditions qui sont imposées pour la reprise des spectacles, c’est clair qu’on s’en va vers encore plus de spectacles à petits plateaux », qui profitent à moins d’artistes et d’artisans.
Mme Côté fait référence aux rassemblements intérieurs limités à un maximum de 50 personnes — si les choses évoluent bien, la limite pourrait passer à 250 personnes après le 15 juillet. Mais elle pointe aussi du doigt les difficultés inhérentes au respect des règles sanitaires en vigueur — la distanciation de deux mètres entre les artistes… notamment durant le transport.
Le guide de normes sanitaires préparé par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour le secteur des arts de la scène et des salles de spectacle demande ainsi de « favoriser le transport individuel ». À défaut de quoi, il faut soit installer des cloisons entre les occupants d’un véhicule, soit respecter une distanciation de deux mètres.
« Dans le fond, dit Geneviève Côté, on parle d’autobus de tournée. Mais moi, dans ma carrière, je pense que j’ai vu un seul artiste québécois faire de la tournée en autobus [c’était Éric Lapointe], et c’est parce qu’il était commandité [par une marque de bière]. Ce qu’on demande actuellement, j’ai l’impression que ça ne se peut pas… ou que ça va impliquer que tout le monde prenne son char pour aller à Rimouski, ce qui change pas mal les coûts. »
Des pertes
Sur le plan financier, il est encore trop tôt pour calculer les pertes précises que la COVID-19 aura infligées au secteur de la musique. Des centaines, voire des milliers, de prestations ont été annulées. Des cachets sont passés à la trappe.
La SOCAN a prévu une baisse « de l’ordre de 70 % de ce [qu’elle] va collecter pour les prestations scéniques » en 2020. De même, les revenus publicitaires des radios et des télés influencent les redevances qu’elles versent, et les restaurants et les bars paient des licences à la SOCAN. Moins de publicité et moins de commerces en activité voudront dire moins de revenus quelque part.
Solange Drouin remarque qu’il ne semble pas y avoir eu de ralentissement dans les sorties de disques. « Mais vu le poids de l’enregistrement dans les revenus, c’est surtout un véhicule pour le spectacle. Là, tu sors un album, mais tu n’as pas la portée que tu peux avoir. »
Accélérer ?
Président de la Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec, le guitariste Luc Fortin dresse des constats similaires à ceux des représentantes de l’ADISQ et de la SOCAN. Mais il se dit aussi « aux trois quarts optimiste » pour la suite des choses.
Il espère ainsi que l’épisode pandémique servira d’accélérateur pour des changements longtemps attendus. « Je pense que Patrimoine canadien a vu l’immense fragilité du milieu, dit-il. On dépend vraiment du spectacle, et notre principale source de revenus est disparue. »
Ottawa réfléchit depuis trois ans à la refonte des lois sur la radiodiffusion, les télécommunications et le droit d’auteur. « Peut-être que la crise va permettre d’accélérer ces réformes, souhaite Luc Fortin. On ne s’en sortira pas si on ne les fait pas. »
Une autre « évidence » a été selon lui mise en lumière depuis mars : le besoin d’établir un « filet social pour les artistes pigistes ». « La réflexion est entamée, on a parlé à tous les partis, dit-il. Ils se rendent compte qu’il faut faire quelque chose. »
On dépend vraiment du spectacle, et notre principale source de revenus est disparue
Ce « quelque chose » serait ici de trouver un système permettant aux pigistes de cotiser par leurs contrats à un fonds d’urgence — une forme d’assurance-emploi adaptée au secteur. « Ça permettrait qu’on ne soit pas pris autant au dépourvu si un autre virus frappe, pense Luc Fortin. On n’a pas le choix : on vient de voir que, oui, le système peut s’écrouler complètement. Et la Prestation canadienne d’urgence [PCU, mise sur pied par le fédéral au début de la crise] coûte hypercher parce que le gouvernement paie tout. Je suis sûr que ça ferait plaisir aux artistes de cotiser dans un filet social. »
D’autant, rappelle-t-il, que les programmes de soutien qui ont été annoncés par Québec et Ottawa ont des angles morts dans lesquels se trouvent souvent les interprètes et accompagnateurs — de même que les autoproducteurs qui ne sont pas considérés comme des entreprises culturelles, ainsi que le dénonçait récemment le Regroupement des artisans pour la musique (RAM).
« On pense que c’est le bon moment pour reparler de la valeur de la musique et de la culture, exprime Geneviève Côté. On a la chance d’avoir des gouvernements qui nous disent que la culture a servi à quelque chose dans le confinement. Parfait : il faudrait maintenant qu’on lui reconnaisse une valeur » concrète, dit-elle.