La planète musicale coupée en deux

Avec la publication, cette semaine, du programme du Festival de Salzbourg 2020, s’est définitivement matérialisée l’existence d’un monde musical européen et d’une réalité nord-américaine. Une même discipline artistique, la musique de concert, ne semble plus opérer dans le même univers, la planète musicale est littéralement divisée en deux.
Lorsque le 7 août 2020 à 21 h, Andris Nelsons foulera la scène du Palais des Festivals de Salzbourg et montera sur le podium face au Philharmonique de Vienne, ce sera pour diriger la 6e Symphonie de Gustav Mahler devant une assistance de 1000 personnes. Le 19 septembre, Yannick Nézet-Séguin devrait ouvrir la 40e saison de l’Orchestre Métropolitain dans cette même œuvre. Personne n’ose même l’imaginer aujourd’hui ! Que se passe-t-il en Europe et peut-on en tirer des conséquences sur notre futur ?
Une raison d’État
Il serait trop simpliste de raisonner en termes d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie, où l’Orchestre philharmonique de Hong Kong a publié, lundi 8 juin, une saison 2020-2021 totalement normale, à l’image de ce qui se dessine en Chine continentale.
De même qu’en Asie, la Chine amorce plus rapidement que le Japon ou la Corée du Sud (qui lutte contre une possible deuxième vague et annule à nouveau des concerts) un retour espéré à une forme de normalité, dans le programme du Festival de Salzbourg un détail apparaît très symbolique. Alors que le Philharmonique de Vienne paradera à Salzbourg dans la 6e de Mahler (Nelsons), la 9e de Beethoven (Muti) et L’oiseau de feu de Stravinski (Dudamel), la « grande œuvre symphonique » du concert de clôture du Philharmonique de Berlin lors du même Festival sera la 1re Symphonie de Mendelssohn, répertoire modeste qu’un orchestre de chambre un peu dopé pourrait assumer.
Comme Le Devoir l’a déjà écrit, Vienne et Berlin ne suivent pas les mêmes règles en matière de précautions sanitaires. L’espacement entre les musiciens a une incidence directe sur le nombre de musiciens logés sur scène et, donc, sur le répertoire pouvant être joué. Les études avancées par le Philharmonique de Vienne pour se dédouaner de la distanciation lui permettent d’être le seul grand orchestre, pour l’heure, à pouvoir présenter un répertoire « normal », privilège partagé avec le Concertgebouw d’Amsterdam qui, lui, observe la distanciation, mais dont la salle permet un large étagement débordant sur les gradins arrière.
L’Autriche se distingue de l’Europe par la reprise la plus forcenée et téméraire en manière d’arts de la scène et de musique vivante. Les ministères de la Santé et de la Culture ont travaillé pour cela main dans la main, notamment depuis le 15 mai. À partir du 1er août, jusqu’à 1000 personnes pourront partager un même événement en salle. Comme par hasard, le Festival de Salzbourg débute le 1er août !
En Autriche, il y a Salzbourg, mais aussi Grafenegg, un « Lanaudière autrichien » mené par Rudolf Buchbinder, et d’autres festivals estivaux. Salzbourg 2020 était emblématique parce que c’est l’année du centenaire du Festival, dans un pays, l’Autriche, qui fête l’« Année Beethoven ». L’enjeu économique et identitaire d’une « existence culturelle et touristique estivale » était capital. Le monde musical aura les yeux tournés vers Salzbourg cet été. C’était le but. C’est réussi.
Même des opéras
Dans ce Salzbourg, laboratoire d’un possible futur, on présentera même de l’opéra : Cosi fan tutte de Mozart au Palais du Festival, devant 1000 personnes (et avec trois chanteuses françaises dans les trois rôles féminins !), et Elektra de Strauss à la Felsenreitschule, avec un peu moins de monde. Pourquoi ces deux ouvrages, non prévus dans la programmation initiale ? Un nombre réduit de solistes majeurs concentrent l’action et ils n’ont pas de chœurs, du moins importants.
Alors qu’en Amérique du Nord, le Metropolitan Opera a déjà tiré un trait sur l’année 2020, décision qui pourrait avoir un effet de dominos sur le continent et pas seulement dans l’art lyrique, puisqu’à la surprise générale, mercredi 10 juin, le Philharmonique de New York, lui aussi, rayait 2020 de ses projets, l’Italie aussi proposera de l’opéra cet été. Le Festival Rossini de Pesaro affiche La Cambiale di matrimonio, Le voyage à Reims et des récitals de chanteurs. Le Festival Puccini de Torre del Lago, fait le plein pour Gianni Schicchi (le 27 juin !) Tosca et Madame Butterfly (en août). À l’heure actuelle, l’absence de rebond notable de la COVID-19 donne raison à la témérité.
« Il reste 350 cas dans toute l’Autriche », nous faisait remarquer le directeur de l’Opéra de Vienne, Dominique Meyer, en aparté dimanche dernier. Mais d’autres observateurs de la sphère germanique craignent énormément l’emballement lié à un excès d’enthousiasme. « Les pays sont assez protégés actuellement, mais la situation estivale ne sera pas la même, avec l’ouverture des frontières, le tourisme et une baisse de la vigilance. Nous avons tous connu dans divers pays des foyers naissants de rassemblements. S’il s’avérait que 60 personnes s’étant rendues à un concert ou à une pièce de théâtre se retrouvaient aux soins intensifs, l’effet catastrophique en matière d’image serait un cataclysme à long terme », s’inquiète un observateur coincé entre le principe de prudence et la pression des artistes souhaitant retourner sur scène au plus vite pour engranger des revenus.
Dans les faits, les grands festivals de Grande-Bretagne (Glyndebourne, Prom’s, Aldeburgh, Édimbourg), de France (Aix, Orange, Montpellier) et d’Allemagne (Bayreuth, Bad Kissingen, Schleswig-Holstein) ont choisi la prudence et annulé leur édition 2020. La lourdeur organisationnelle, la participation d’artistes et d’ensembles venus de loin dans des situations des voyages entravés, voire de quarantaines imposées, rendaient ces annulations très en amont logiques afin de clarifier les choses. Il en est allé de même, par ordre gouvernemental, au Québec.
Une leçon à méditer
Par contre, ceux qui semblent tirer leurs marrons du feu sont ceux qui ont sabordé, ou n’ont pas publié, leur programmation tout en n’annulant pas formellement leur festival. Sans verser dans la témérité à l’autrichienne, un homme en France a sagement patienté pendant la tourmente : René Martin, l’inventeur du concept de Folles journées, dont est dérivée la Virée classique, n’a jamais accepté de tirer un trait sur son Festival de piano de la Roque d’Anthéron. Il a ainsi pu annoncer le 5 juin que l’édition 2020 aurait lieu du 1er au 21 août, simplement décalée d’une semaine, avec un amphithéâtre extérieur repensé, des catégories de prix simplifiées et une majorité de pianistes français.
Il est très facile aujourd’hui de concevoir de la même façon qu’un Festival de Lanaudière aurait tout à fait pu exister. Évidemment, pas celui prévu, avec une Académie venue de Berlin pour jouer Beethoven, mais avec Charles Richard Hamelin dans un récital Chopin, avec de l’emploi pour l’OSM et l’OM et, ironie de toute l’histoire, l’intégrale Beethoven (ou à tout le moins moins les Symphonies nos 1 à 8) partagée entre I Musici et Les Violons du Roy, telle qu’elle avait été prévue en 2017 par Alex Benjamin et rayée du programme. L’espace large et extérieur de Lanaudière était le terrain de jeu musical idéal de l’été, à la fois pour la musique et pour établir des protocoles qui auraient pu être expérimentés et appliqués en salles à la rentrée. Folie de s’en priver.
Pour l’heure, au diapason du continent, le Québec s’est plutôt muré dans un statisme confit, à l’opposé de l’attitude austro-italienne. Ironie de l’histoire : les pays où l’art est le plus soutenu par l’État offrent aux artistes les premières occasions d’un retour à l’emploi. Nos contrées, soumises aux lois du marché et aux commandites, voient des autorités jongler avec le leurre flou de la « réinvention », temporiser sur les règles permettant de renouer les liens entre les artistes et leurs publics, confinant ainsi les artistes au purgatoire pendant que les organisateurs de spectacles et de festivals lâchés un à un par des commanditaires privés pétrifiés ou démotivés se morfondent. Comme le remarquait Isolde Lagacé, en termes de pandémie, nous avions trois semaines de décalage par rapport à l’Italie et deux semaines de retard sur la France : pourquoi les semaines se transformeraient-elles en mois à la reprise ?
L’expérience européenne, qu’il s’agisse de Salzbourg, de Pesaro ou de La Roque d’Anthéron, chacun à leur échelle, nous enseigne aussi une chose étrange et nouvelle à laquelle personne n’est vraiment préparé dans un métier qui a toujours reposé sur de solides planifications établies de longue date : le court terme, et peut-être le moyen, va sourire à ceux qui ont la capacité de monter avec réactivité des projets créatifs en fonction des règles de l’heure, des attentes et du vivier artistique disponible. Si on leur en donne la chance…