Le chemin des salles s’annonce long pour les musiciens québécois

Les annonces de la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, sur les bibliothèques, musées, ciné-parcs et studios d’enregistrement ont laissé le milieu des arts de la scène sur sa faim. Depuis six semaines, les propositions émanant notamment des acteurs du milieu musical ont fusé. La crainte que ces appels tombent dans l’oreille d’un sourd grandit.
« Nous formulons des plans pour cet été, en groupe avec nos partenaires de la culture, du tourisme, de la Chambre de commerce de Montréal. Pour septembre, nous avons divers plans pour nous, l’OSM, et verrons lesquels nous pourrons mettre en marche », confie la cheffe de la direction de l’Orchestre symphonique de Montréal. « Donc, vous attendez le “go” ? » Notre jeu de mots fait sourireMadeleine Careau, que l’on a vue monter en première ligne, au bulletin de nouvelles de Radio-Canada, vendredi, pour déplorer l’absence, dans l’intervention de la ministre Nathalie Roy, d’une volonté sur une date d’ouverture des salles de spectacle.
Un écart Europe-Québec ?
Si le milieu québécois s’impatiente, c’est que les exemples de déconfinement artistique se succèdent en Europe. Isolde Lagacé, directrice de la salle Bourgie, remarque que la vague de la pandémie a atteint le Québec trois semaines après l’Italie et deux semaines après la France. « Donc, si l’Europe ouvre le 1er juillet, il n’y a aucune raison d’attendre le 1er janvier ici ! »
En pratique, Franck Riester, ministre français de la Culture, a dit souhaiter, mardi dernier, une réouverture progressive des salles de spectacle et des théâtres dès juin. En Autriche, le ministère de la Santé a autorisé les spectacles devant 100 personnes, une jauge qui passera à 250 le 1er juillet et à 1000, sous certaines conditions, le 1er août. Le Festival de Salzbourg tiendra ainsi 90 événements entre le 1er et le 30 août.
En Italie, le Festival Rossini dePesaro a été maintenu du 8 au 20 aoûtet les organisateurs ont imaginé des sièges cloisonnés pour les spectateurs. Quatre grands festivals italiens auront lieu cet été : Pesaro, Ravenne, Torre del lago (Puccini) et Martina Franca, alors que la Scala de Milan, métropole emblématique de la Lombardie — épicentre européen de la pandémie —, prévoit une réouverture en septembre. Depuis le 25 mai, les concerts extérieurs devant 400 personnes et intérieurs devant 50 personnes sont autorisés en Espagne.
En ce qui concerne l’activité estivale, Madeleine Careau ne regrette pas l’annulation des festivals au Québec jusqu’au 31 août. « On découvre un virus, on l’étudie, on l’apprivoise. On ne peut pas attendre à la dernière minute pour annuler, par exemple, La Virée classique. Mais nous n’avons pas tout annulé jusqu’à la fin d’août », précise-t-elle.
Le chef de l’Orchestre symphonique de Sherbrooke et de la Sinfonia de Lanaudière, Stéphane Laforest, a renchéri sur les réseaux sociaux en qualifiant l’Amphithéâtre Fernand-Lindsay de Lanaudière, malgré l’annulation du festival, de « site idéal pour la situation actuelle ». « En espaçant 500 personnes avec des masques et en délimitant des cercles distanciés sur le gazon, on pourrait donner des récitals de piano ou des concerts d’orchestres de chambre devant un public conséquent » précise-t-il au Devoir.
La gestion et la maintenance de l’amphithéâtre relèvent de la Place des Arts, dont la présidente-directrice générale, Marie-Josée Desrochers, fait remarquer au Devoir qu’outrel’attente de directives gouvernementales, « des considérations logistiques, de fonctionnement et de main-d’œuvre quant à l’accueil et à la gestion du public — tout cela sortant, de manière considérable, des normes habituelles en vigueur de ce lieu » — devraient être étudiées.
Un tissu resserré
Jean Dupré, directeur général de l’Orchestre Métropolitain, confirme aussi avoir une programmation d’été « sans public, mais qui peut s’adapter à la présence de public si on l’autorise ». « Notre plus grande demande était l’accès à des plateaux, à des scènes, afin de créer quelque chose, malgré l’absence temporaire de public. » M. Dupré se réjouit donc de cet accès rendu possible à partir du 1er juin. « Ce premier pas garde notre âme en vie. »
Un large tour d’horizon des acteurs du milieu témoigne d’un état d’esprit radicalement différent de celui observé lors de notre précédente enquête, à la mi-avril. Alors encore hébétés, hormis le volontarisme forcené de Yannick Nézet-Séguin, les acteurs, salles et institutions, en étaient à canaliser leurs idées et à constituer des groupes de réflexion. Tous étaient à l’écoute des solutions du ministère.
On en est très loin aujourd’hui. Les comités se sont formés et ont tous abouti à des recommandations et à des pistes d’action, telles que celles du Conseil québécois de la musique adressées le 15 mai aux ministères de la Culture, de la Santé et des Finances du Québec et le 26 mai au ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, ou celles du compositeur Simon Bertrand en faveur d’un fonds d’encouragement de commandes aux compositeurs qui a l’appui de plusieurs organismes.
Le ministère de la Culture, à Québec, est aussi en contact avec un groupe interdisciplinaire purement montréalais, dit le « Groupe des onze », comprenant aussi bien le Théâtre du Nouveau Monde et la Tohu que l’OSM, l’OM et les Grands Ballets. Une semaine avant l’annonce du 22 mai, ce groupe a formulé, lors d’une rencontre virtuelle avec la ministre, des propositions demandant en priorité un protocole urgent permettant une reprise des activités.
« On voit l’importance de la concertation du milieu. Tout le monde se parle beaucoup plus qu’auparavant dans le milieu de la culture. La crise a rapproché le milieu », relève Jean Dupré. Et, par rapport à la mi-avril, tout le monde rame désormais dans la même direction. Madeleine Careau sait qu’en respectant la distanciation de 2 mètres elle peut « avoir jusqu’à 387 personnes dans la Maison symphonique ». Jadis opposée à faire jouer l’OSM dans ces conditions, elle a changé d’opinion. « Si on ne peut pas avoir de public, on captera et on aura du public plus tard, mais certains programmes ne seront pas donnés. »
Même son de cloche à Québec auprès d’Astrid Chouinard, directrice générale de l’OSQ. « À l’automne, nous pourrions nous retrouver avec de 20 à 30 % de spectateurs dans le Grand Théâtre et faire des captations. Mais le défi va être de financer la diffusion. » Mme Chouinard remarque que, « dans le fonds d’urgence de 500 millions du Conseil des arts du Canada, 115 millions viennent soutenir le Fonds des médias du Canada pour appuyer le secteur audiovisuel canadien ».
« Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourrons-nous être diffusés sur les Tou.tv ou Artv de ce monde, qui paieront les organismes qui pourront alors payer les artistes ? » sedemande-t-elle ? Ce serait important, car Madeleine Careau ne s’illusionne pas sur le « pay per view », modèle exposé par Hervé Boissière de Medici.tv ici même il y a une semaine. « Je ne crois pas aux plateformes où les gens vont payer. Cela fait des semaines qu’ils ont les plus grands orchestres et solistes du monde gratuitement, et cela va continuer. »
Les deux trains
Outre le répertoire dicté par la distanciation des musiciens sur scène, le concert de l’après-COVID sera plutôt un spectacle de 60 à 75 minutes sans pause. Isolde Lagacé, directrice de la salle Bourgie, s’est mise très tôt à repenser ce format. Après entente avec les musiciens, ce concert raccourci pourrait même être donné deux fois de suite afin de compenser la perte de public (additionner deux fois un quart de salle sans forcément payer double cachet). L’idée du concert donné deux fois dans la journée est aussi un plan auquel travaille Astrid Chouinard à Québec.
Mais deux trains ne sont-ils pas lancés à des vitesses très différentes ? Une réponse faite au Devoir par la direction de la Place des Arts sur les mesures sanitaires nous laisse à penser que le guide sanitaire est loin d’être prêt. Membre de la table sectorielle des arts de la scène au ministère, Marie-Josée Desrochers nous informe que « les travaux menant à un guide potentiel des mesures [sanitaires] menant à la reprise des activités sont en cours », mais que « les mesures proposées devront être discutées par la suite avec la Santé publique et la CNESST, qui sont responsables de produire les guides ». Mme Desrochers dit avoir été informée, par ailleurs, que « ce n’est pas parce qu’un guide sera produit qu’il y aura une reprise immédiate ».
Cette douche froide corrobore l’impression d’acteurs du milieu qui, en privé, craignent que la ministre ne se rende pas vraiment compte de la situation des arts vivants. « Elle ne voit pas l’urgence de faire un plan et d’avoir un échéancier », nous confie l’un d’eux. « On a senti qu’il n’y a aucune urgence pour la ministre alors que dans le milieu il y a urgence », nous dit un autre.
Isolde Lagacé aimerait voir souffler un vent d’optimisme. « Il faut une volonté politique pour se positionner maintenant, pour comprendre que l’on peut dire oui à l’automne. Je suis certaine que l’on pourrait fonctionner en révisant notre plan d’affaires, notre plan de salle et notre programmation et offrir une proposition au public et aux musiciens. »