Le spectacle à l’heure du confinement

Plusieurs artistes proposent des concerts de chez eux en direct sur le Web pour passer le temps en cette période de quarantaine. L’un des objectifs de telles démarches : remédier aux salles vides en misant sur les salons d’un public contraint à la distanciation sociale.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Plusieurs artistes proposent des concerts de chez eux en direct sur le Web pour passer le temps en cette période de quarantaine. L’un des objectifs de telles démarches : remédier aux salles vides en misant sur les salons d’un public contraint à la distanciation sociale.

Lorsque le gouvernement Legault a restreint la capacité des salles de spectacles et imposé la fermeture des bars le week-end dernier, la réaction du monde de la scène fut presque instantanée : si le public ne peut venir à la rencontre des créateurs, ces derniers iront le trouver. L’instinct du performeur qui l’emporte sur ses inquiétudes puisque les musiciens — et techniciens de scène, et tourneurs, et diffuseurs, etc. — se retrouvent désormais privés de leur principale source de revenus, à court et à moyen terme. Après la musique enregistrée, au tour de la performance musicale de migrer sur le Web, à vitesse grand V.

Lundi soir dernier, dans les bureaux de la boîte de production Le Grenier Musique à Moncton. Le jeune auteur-compositeur-interprète Jacques Surette est assis sur une chaise, guitare sur les genoux, et offre une heure de chansons relayées en direct sur Facebook à l’aide d’un simple iPhone. Sur la page de l’événement, un lien suggère aux spectateurs de faire un don à l’artiste via un virement Interac. En moins de 48 heures, la performance, ensuite archivée, a été visionnée 15 000 fois « et les sous rentrent », confirme Carol Doucet, fondatrice du Grenier Musique et imprésario de Surette.

 

L’idée a germé dans la tête de Carol samedi dernier, « après deux journées assez terribles » durant lesquelles se sont succédé les mauvaises nouvelles provoquant l’annulation pure et simple de tous les spectacles des artistes de Grenier Musique. Pour Jacques Surette seulement, ça en fait une bonne douzaine, dont d’importantes participations à des festivals-vitrines en Europe et aux États-Unis, étapes cruciales dans le développement de la carrière d’un artiste émergent.

« Samedi matin en me levant, je me suis dit : “O.K., il faut que je trouve le moyen d’aider les artistes, surtout les plus jeunes, et qui n’ont plus de revenus.” J’ai d’abord proposé à Émilie Landry de faire un concert live de chez elle, dans le nord du Nouveau-Brunswick, dimanche soir dernier. Jacques le lendemain », puis Joey Robin Haché jeudi dernier et vendredi, un gros concert avec sept artistes dans autant de villes différentes pour souligner la Journée de la Francophonie.

Les objectifs de telles démarches sont multiples : remédier aux salles vides en misant sur les salons d’un public contraint à l’éloignement social; générer quelques revenus pour les créateurs; briser l’isolement d’une population inquiète. Malgré les défis inhérents à la production de performances en direct sur le Web, l’important « est d’offrir aux gens pris à la maison quelque chose — par exemple, ma belle-mère a 77 ans, elle vient de nous écrire pour nous dire qu’elle ne sait plus quoi faire, pognée chez elle, se demandant comment elle fera pour passer au travers », déplore le producteur Louis-Armand Bombardier, fondateur de l’étiquette L-Abe et propriétaire de la salle de spectacles Le Ministère, boulevard Saint-Laurent à Montréal.

« Vendredi midi dernier, 24 heures avant que le gouvernement décide d’imposer de nouvelles limites [sur les rassemblements], on a décidé de fermer la salle pour les trente prochains jours, raconte Bombardier. Je siège également au conseil d’administration de l’ADISQ ; j’ai dit à tous mes collègues du conseil : “Moi, je peux vous offrir mes installations si vous voulez faire un concert pour le diffuser sur le Web” », Le Ministère étant doté de l’équipement nécessaire aux captations audiovisuelles. Surveillez la page Facebook de la salle : des concerts y seront affichés.

Le feeling au boutdu câble optique

 

Le monde du spectacle fut le premier à faire contre mauvaise fortune, bonne occasion. Le légendaire groupe rock de Boston Dropkick Murphys a décidé de diffuser sur le Web mardi dernier son traditionnel concert de la Saint-Patrick. À Toronto, le dramaturge Nick Green a lancé le Social Distancing Festival, avec la promesse d’offrir une panoplie de performances (surtout préenregistrées) multidisciplinaires. En Espagne, des producteurs ont créé le Cuarentena Fest et webdiffuseront des performances live jusqu’au 27 mars. Quelques agrégateurs de spectacles sur le Web (sofa-king-fest.com, gigs.guide) sont apparus sur la Toile ces derniers jours pour aiguiller les mélomanes confinés vers leur nouvel artiste préféré.

À Montréal, l’éditeur Guillaume Lombard (Ad Litteram) et patron de la boîte de webdiffusion LiveToune (livetoune.com) planche sur la première édition — « et préférablement la dernière » — du Festival du Huis Clos : « L’idée est d’essayer de monter un festival de musique, sans que les gens se voient et se touchent. »

« C’est sûr que ça exige des contraintes, la première est logistique, explique Lombard. Un artiste avec un instrument, trois caméras fixes, un réalisateur dans une pièce et un ingénieur de son dans une autre. » Santé et sécurité d’abord. « On diffusera depuis Montréal, mais on vient de prêter du matériel à Pilou [Pierre-Philippe Côté] qui fera de même dans son église » de Saint-Adrien, en Estrie, reconvertie en lieu culturel. La programmation n’est pas encore ficelée, gardons un œil sur le site de LiveToune. « On veut créer un genre de lieu virtuel où les gens pourront se retrouver et écouter sûrement des choses inédites. En ayant l’impression que les musiciens chantent pour eux, je pense qu’une communion peut se créer. »

Certes, l’Internet ne remplacera jamais le contact, physique et émotif, de l’artiste devant son public, dans une salle de spectacle. « On est humains, on a besoin du contact, du feeling de la salle, de la fébrilité, abonde Louis-Armand Bombardier. C’est sûr que c’est plus frette, la technologie, mais, l’échange humain qui survient quand les gens tchattent [sur la page Facebook pendant la performance], s’échangent des photos et cliquent sur “J’aime”, ça crée une solidarité et un baume pour ceux qui sont enfermés chez eux. »

« C’est sûr que là, on se rend compte qu’il y a plusieurs choses qu’on a peut-être tenues pour acquises, en général et dans nos carrières d’artistes — sortir voir un concert un samedi soir, ce n’était pas un luxe, c’était simplement quelque chose qu’on faisait parce qu’on aime ça », réalise l’autrice-compositrice-interprète Maryze, qui travaille à l’organisation du « web-o-thon » Stay Home Sessions : A Live Streamed Artiste Relief Fundraiser, diffusé à compter de 18 h samedi soir sur Facebook et YouTube depuis la scène du club social Le Scaphandre.

Animé par Tranna Wintour, la soirée proposera les performances de Hanorah, de LAPS et du trio alt-rock Dishpit et Maryze, entre autres artistes confirmés. L’achat d’un billet virtuel est le bienvenu. Prix suggéré : 10 $, mais le concert sera de toute façon accessible à tous. Les précautions seront prises : pas plus de huit personnes en même temps au Scaphandre. « J’espère juste qu’on trouvera encore plus de manières de se réunir, en ligne, pour se sentir un peu moins seuls et être avec d’autres gens qui partagent le même intérêt. Je crois qu’on aura besoin de ça de plus en plus au courant des prochaines semaines », anticipe Maryze.

En direct ou en différé

Neil Young au coin du feu. La légende canadienne inaugurera sous peu ses Fireside Sessions, une série de performances filmées par son épouse au coin du feu pour passer « a little time together ». Les surprises d’Héloïse. « Concepts douteux et invités mystère sont à prévoir dans les jours qui viennent », prévient Héloïse Métissier, alias Christine & The Queens, qui se tourne vers Instagram pour partager ces moments de folie et de musique. Quand les clubs se vident. Les DJ et les danseurs en prennent pour leur rhume (excusez-la !). La plateforme Boiler Room regorge de performances, captées live avec la foule qui entoure le DJ — commencez par celle de la Montréalaise Gene Tellem, enregistrée en octobre 2017, et dévorez gratuitement les autres centaines de chaleureux mix. Au goût du Maître. Une suggestion du compositeur américain Philip Glass lui-même, relayée sur son compte Twitter : Einstein in the House, interprétation intime, parfois loufoque, de l’opéra Einstein on the Beach de Glass et Robert Wilson par le jeune compositeur new-yorkais Karl Ronnburg et sa bande. Généreux Ben. Benjamin Gibbard, leader de Death Cab for Cutie, promet d’être devant sa caméra tous les jours à 19 h et d’accepter les demandes spéciales, sur Facebook et YouTube Live. Au bureau. Le mois dernier, Elisapie a visité les bureaux de la National Public Radio (NPR) américaine pour enregistrer un de leurs fameux Tiny Desk Concert. La chaîne YouTube de NPR Music collige toutes ces petites performances (1710 à ce jour !), une véritable mine d’or de moments musicaux comparables aux Concerts pour emporter produits par le site français La Blogothèque.



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