Airat Ichmouratov, la voix musicale russe du Québec

Les événements se bousculent autour du compositeur Airat Ichmouratov. Même si la création de son Concerto pour flûte, prévue la semaine prochaine à Laval, a été reportée, le succès de son premier disque paru à l’automne 2019 chez Chandos est bien plus qu’un réconfort. Une seconde parution est déjà prévue en juin : la 1re Symphonie, partition que le compositeur voit comme une pierre angulaire de son œuvre. Portrait d’un créateur très attachant, évoluant en marge de tous les courants.
« Je me considère en premier lieu comme un musicien, et non comme un compositeur, un clarinettiste klezmer ou un chef d’orchestre. » Airat Ichmouratov, né en 1973 à Kazan, au Tatarstan, était clarinettiste lorsqu’il est venu en 1997 suivre un stage au Centre d’arts Orford. Il y rencontra Yuli Turovsky. L’année suivante, il s’établissait à Montréal pour y étudier. Il n’a, en fait, jamais cessé de vouloir apprendre.
« Pour moi, en tant que musicien, il a toujours été important de faire plusieurs choses dans le domaine de la musique. C’est pour ça que j’ai étudié beaucoup : j’ai une maîtrise en interprétation en clarinette, une maîtrise en composition et un doctorat en direction d’orchestre de l’Université de Montréal », nous révèle Airat Ichmouratov. « Être chef d’orchestre m’aide beaucoup dans mon rôle de compositeur. Les partitions de Beethoven, de Wagner ou de Mahler sont les meilleures manières d’apprendre l’orchestration ! »
Le tournant
Airat Ichmouratov, qui s’est rapidement signalé à notre attention au début des années 2000 à travers Kleztory, son groupe klezmer, est devenu compositeur presque par hasard. « En l’an 2000, j’ai commencé mes études de chef d’orchestre. Pendant ces études, j’ai pris un cours d’orchestration, pendant lequel nous étions obligés de composer et d’orchestrer une mélodie de trois manières différentes. J’ai été totalement fasciné par cet exercice. J’ai composé mes huit mesures et je n’ai jamais pu m’arrêter. Dans la foulée, j’ai composé un quatuor de 45 minutes. »
« C’est sûr que ce 1er Quatuor est extrêmement naïf et simple », avoue sans ambages Ichmouratov, qui a crânement suivi sa destinée. Les œuvres se sont succédé à un rythme soutenu : « Dans mon métier de compositeur, j’ai composé 55 œuvres entre 2003 et 2017, mais je sentais que mes connaissances en harmonie et en contrepoint, domaines où l’on n’est pas assez formé lorsqu’on étudie la direction d’orchestre, demandaient à être renforcées. »
Dix ans après son doctorat en direction, obtenu en 2005, Airat Ichmouratov est donc retourné à l’université, pour faire, en 2017, sa maîtrise en composition avec Alain Belkin, son « professeur préféré ». « Je sens que j’ai vraiment amélioré mon orchestration et le développement de mon langage », reconnaît Ichmouratov, qui ne renie cependant pas ses œuvres antérieures. « Je pourrais les retravailler, apporter des améliorations dans l’harmonie ou l’orchestration, mais c’est intéressant et important de les laisser en l’état : c’est comme un document de mon développement. C’est peut-être un peu plus naïf, mais j’aime beaucoup cette musique. Par exemple, le Concerto grosso qui se trouve sur mon premier CD Chandos, les Trois romances pour alto ou un Concerto pour violoncelle créé avec Les Violons du Roy en 2007, je crois. »
C’est avec Alain Belkin qu’Ichmouratov a travaillé sur sa 1re Symphonie, créée par Marc David à Longueuil en septembre 2017 et qui sera publiée en juin par Chandos, dans un enregistrement réalisé l’été dernier par l’Orchestre de la Francophonie et Jean-Philippe Tremblay. « Alain Belkin était très pointilleux sur l’harmonie, l’orchestration, la forme. De ce fait, je considère cette symphonie comme un jalon très important. Elle a ouvert une deuxième partie de ma carrière de compositeur. »
Un hommage au Québec
Ce qui frappe en écoutant une œuvre d’Ichmouratov, c’est l’accessibilité, l’invention mélodique, la sensation d’être en terrain connu, avec beaucoup de références à la grande tradition musicale, mais dans un univers singulier.
« Ce qui est important, c’est d’avoir une langue musicale avec quelque chose que les gens identifient. Lorsque vous écoutez du Prokofiev ou du Tchaïkovski, vous reconnaissez immédiatement qu’il s’agit de leurs œuvres parce que la langue est personnelle. Pour moi, le plus grand défi est là, puisque je compose une musique tonale. Ce n’est pas comme avec la musique atonale : la musique tonale, on en compose depuis plusieurs siècles et il est difficile de faire quelque chose de neuf. Le défi est bien plus grand », souligne le compositeur.
Ichmouratov reconnaît que sa musique est influencée par Chostakovitch, Prokofiev, Tchaïkovski, Moussorgski, Rachmaninov et d’autres grands Russes. « J’ai grandi en Russie, j’apporte cette musique de mon enfance. Mais je pense quand même avoir réussi à créer quelque chose où les gens peuvent se dire : “Ah, c’est Ichmouratov !” »
Je suis chanceux que plusieurs musiciens et chefs d’orchestre qui ont joué ma musique m’aient toujours demandé en retour une autre oeuvre. Pour moi, c’est bon signe : les musiciens aiment beaucoup ma musique et le public en ressent l’émotion et la sincérité.
Être romantique en 2020, c’est se situer étrangement entre le refus d’une « modernité » attendue par certains et le courant réactionnaire du misérabilisme sonore dit « néoclassique », par rapport auquel Ichmouratov compose une musique de culture vraiment classique et développée sur le plan des idées et sur celui de la forme. Comment se sent perçu ce solitaire de la création et quelle est l’influence du regard des autres ? « Je suis chanceux que plusieurs musiciens et chefs d’orchestre qui ont joué ma musique m’aient toujours demandé en retour une autre œuvre. Pour moi, c’est bon signe : les musiciens aiment beaucoup ma musique et le public en ressent l’émotion et la sincérité. »
Aucune honte, donc, à être romantique. « Ma musique est la meilleure manière d’exprimer ce que je ressens dans mon cœur. C’est une émotion que je transforme dans une langue comprise partout dans le monde. C’est pour cela que mes œuvres ont été jouées sur les cinq continents au cours des cinq dernières années. »
La première parution chez Chandos a augmenté l’attention des pays européens. « C’est pour cela que je suis très content que le deuxième CD sorte en juin. Cela m’aide à trouver de nouveaux contacts avec des orchestres. J’en suis d’autant plus heureux et fier que la 1re Symphonie est dédiée à l’histoire du Québec. Toucher l’Europe en mettant en lumière des moments importants de cette histoire m’importe beaucoup. »
La première commande du Vieux Continent, plus précisément de la Hongrie, a fait suite à la parution du premier CD, et des chefs d’orchestre en Russie s’intéressent aussi au travail d’Ichmouratov. « J’ai aussi plusieurs commandes de musique de chambre et je suis très content de pouvoir dire que le Festival Classica m’a commandé un opéra pour le printemps 2023. »
Airat Ichmouratov a choisi comme sujet L’homme qui rit de Victor Hugo et travaillera avec le librettiste Bertrand Laverdure. « C’était l’un de mes livres préférés quand j’avais 16 ans. J’aime cette histoire tragique et pleine d’émotions. Quand j’ai reçu la commande d’un opéra, ce sujet s’est imposé. »
« On va avoir un opéra en langue française sur un sujet de Victor Hugo. C’est formidable ! » L’enthousiasme, vertu cardinale d’Airat Ichmouratov, est palpable aussi bien dans sa musique que lorsqu’il en parle…