Schubert-Nagano: les vertus de la constance

Le chef d'orchestre Kent Nagano
Photo: Antoine Saito Le chef d'orchestre Kent Nagano

C’est à travers deux Neuvièmes, celle de Mahler en mars 1999 et celle de Schubert en janvier 2003, que Kent Nagano s’est imposé comme le choix du coeur et de la raison lors du processus de sélection du successeur de Charles Dutoit.

Certes le 28 janvier 2003, en dirigeant Schubert, le chef savait qu’il était l’élu (il sera nommé un an plus tard), mais une confirmation de l’alchimie avec l’orchestre était toujours bonne à prendre. Les micros de Radio Canada étaient là pour immortaliser la rencontre.

Le directeur musical avait repris cette oeuvre clé du répertoire symphonique, huit ans plus tard, en janvier 2011 à la Salle Wilfrid-Pelletier et en octobre 2017 pour la première fois à la Maison symphonique. Cette intégrale, qui lui permettait de revisiter Schubert au complet, était l’occasion de voir s’il souhaitait reconsidérer son interprétation. Car désormais, pour mettre les bois (les vedettes de cette partition) en relief, des chefs (Ivan Fischer, Jean-François Rivest) les placent autour d’eux devant les cordes. Reste aussi une question d’effectifs : doit-on doubler (la plupart des chefs) ou quadrupler (John Eliot Gardiner, Claus Peter Flor) les bois ? Et, selon ce choix, combien de cordes ?

À l’identique

La réécoute, vendredi, avant le concert, de l’interprétation de 2003 captée par Radio Canada montrait bien des points ne « collant » a priori plus très bien avec le Kent Nagano qui dirigeait dimanche les Symphonies n° 5 et : de gros ralentis à la fin du 1er volet par exemple, ou un crescendo sur le dernier accord, alors que la partition stipule l’inverse. Il y avait aussi la question de l’équilibre architectural, avec le choix (ou non) de faire toutes les reprises, ce qui n’était pas le cas jadis.

Pourtant Kent Nagano est resté d’une constance de fer, à la fois dans les options et dans l’interprétation. Le placement des musiciens n’a pas changé (il n’oppose même pas les violons), il n’observe pas les deux grandes reprises des 1er et 4e mouvements, la symphonie s’achève toujours dans un grand crescendo et la coda du 1er mouvement se fige soudain. Par contre les alchimies sonores qui habitent ce ralentissement sont plus intéressantes.

Ce canevas identique renferme aussi moult améliorations : la beauté du phrasé des bois dans la dernière section du Scherzo ou l’unité de la pulsation du 2e mouvement. Comme en 2017, les tempos sont un rien mieux dessinés et plus déterminés qu’en 2003 (13’35 et 14’23 pour les deux premiers volets, contre 13’59 et 14’48). Par contre, la trompette, dont la présence insistante dans le 2e mouvement fait penser à un cor de postillon, n’a pas un rôle plus proéminent aujourd’hui que précédemment.

On notera tout de même deux choses. Tout d’abord, la disposition traditionnelle de l’orchestre, à la Maison symphonique, amène un autre type d’équilibre sonore. Acoustiquement, les trompettes et surtout les trombones passent à travers l’orchestre et dominent les bois, ce qui donne une image sonore et une carrure beaucoup plus pré-brucknérienne à l’ensemble.

Ensuite, dans la sublime phrase des violoncelles après le climax cataclysmique du 2e mouvement on aura noté le vibrato généreux, certes fort logique en lui-même, mais étrange par rapport à l’univers sonore nettement plus aride et décanté déployé dans l’Inachevée dimanche dernier. À moins que certaines textures sonores aient échappées à notre sagacité dimanche, on se demande par quelle intercession du Saint Esprit un tel type de sonorité vibrée (alors que ce passage de violoncelles n’est même pas marqué espressivo) serait subitement apparu dans l’orchestre symphonique entre 1822 (composition de l’Inachevée) et 1826 (composition de la Grande)… À notre avis, c’est ce vendredi que l’univers sonore était le bon.

Le Voyage au poids

 

En première partie Ian Bostridge chantait la moitié du Voyage d’hiver, lui qui avait abandonné avant terme en février 2018 à la salle Bourgie. L’utilité de présenter les Lieder 1 à 12 nous échappe complètement par rapport à l’excellente option de la sélection intelligente opérée par Dietrich Henschel dans l’ensemble du cycle de La belle meunière.

Pour des raisons de minutage le défi était, certes, de proposer quarante minutes de Winterreise. Mais, ce faisant, la solution assurément la plus inepte était de présenter les 12 premiers Lieder un peu comme si ne pouvant pas se payer un kilo de fruits on en jetait la moitié pour en garder une livre au lieu de sélectionner les plus beaux fruits. Il aurait fallu faire un résumé dramatiquement pertinent, préservant les plus beaux Lieder parmi les 24, ainsi le cheminement complet vers la mort et ne pas s’arrêter au milieu du gué.

Mais, au fond, pourquoi s’étonner que Ian Bostridge se plie à cet exercice-là ? On ne reprendra pas l’ensemble de l’analyse de l’interprétation de 2018. C’est la même : un sommet d’artificialité et d’affectation dans une Winterreise surinterprétée à coup de mimiques.

Quand Bostridge chante « Ma blonde habite ici » on a l’impression qu’il vient de déclamer « L’horrible dragon a englouti le continent en brûlant les habitants dans d’atroces souffrances ». Il y a deux ans nous avions comparé cette interprétation à « l’utilisation abusive de collagène, Botox, silicone et autre Photoshop dans l’univers de la beauté : quand plus rien n’est naturel, qu’est-ce qui peut encore être intrinsèquement beau ? L’art de Bostridge est comme cela : une somme de couches surajoutées à une partition. Mais ce n’est pas parce qu’il y a une tonne d’intentions qu’elles sont pertinentes. Ce n’est pas parce que le chanteur donne l’air d’interpréter que cette interprétation est défendable. »

Seul surnageaient le 11e Lied, Frühlingstraum, le plus sobre. Mais rien n’a changé. Ça a l’air d’empirer et ça va même empirer, parce que le système Bostridge « pogne » ainsi. Si vous voulez écouter Winterreise par un ténor anglais écoutez l’une des deux versions du fabuleux Mark Padmore au disque. Angela Hewitt a été impeccable en restant sobre à côté de tant d’intentions et de débordements.

Kent Nagano a assez longuement défendu avant le concert le choix d’associer Winterreise et la Grande. Il semblait gêné de proposer une oeuvre sans orchestre mais il n’y avait pas lieu d’en rajouter autant. C’est une idée originale qui aurait simplement pu être affûtée davantage.

Le dernier voyage de Schubert

Winterreise : Lieder 1 à 12. Symphonie n° 9 « La Grande ». Ian Bostridge (ténor), Angela Hewitt (piano). Orchestre symphonique de Montréal, Kent Nagano. Maison symphonique de Montréal, vendredi 17 janvier 2020.

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