Chilly Gonzales: concerto pour piano décoincé

Peu après 20 h, Gonzales a solennellement rejoint son piano à queue, portant un peignoir foncé au col bourgogne et chaussant des pantoufles brunes. Ne manquait plus qu’un feu de foyer et un flacon de brandy pour donner l’illusion aux quelque deux mille spectateurs d’être là, dans son salon à se faire sérénader avec le répertoire de sa trilogie d’albums intitulés Solo Piano. Ce, jusqu’à ce que l’énergumène se remette à rapper, piocher sur les ivoires et traverser le parterre du Théâtre Saint-Denis en body-surfant pour terminer dans le bordel ces deux bonnes heures de musique.
Cette série de concerts au Canada — mardi encore à Montréal, jeudi au Grand Théâtre de Québec, samedi à Ottawa, puis le 20 à Toronto — est la dernière avant de s’accorder une longue pause, nous avait-il prévenu en entrevue. De surcroît, revenir jouer à Montréal, devant famille, amis et fans de longue date, le met sous « beaucoup de pression ». Il n’a pas failli à sa tâche « d’entertainer », ainsi qu’il aime se qualifier lorsque sur scène : tendre et drôle, sérieux ou bouffon, Gonzales a assurément diverti.
Les quelque cinquante premières minutes du concert ont toutefois paru plus longues ; c’est que le musicien nous a habitué à être plus bavard et blagueur en concert. Lundi soir, il a totalement consacré la première moitié de la soirée à revisiter son oeuvre pour piano seul. Amorcé au début des années 2000 après s’être fait un nom en tant que rappeur débonnaire, ce répertoire pianistique annonçait en quelque sorte la tendance néo-classique qui a gagné en popularité ces dernières années. Les premières pièces qu’il a interprétées, Gogol, Armellodie et Manifesto, toutes du premier Solo Piano (2004) et fortement influencées par l’esthétique des romantiques du XIXe siècle et du minimalisme du siècle suivant, sont en phase avec cette mode néo-classique : simples et harmonieuses, répétitives, possédant de belles qualités mélodiques.
Qualifier l’oeuvre instrumentale de Gonzales de néo-classique serait cependant réducteur, comme il a su le démontrer dans l’enchaînement suivant, où le jazz et le blues remontent à la surface de ses influences. Les C. M Blues, Lost Ostinatoet Othello (puisées dans les trois volets de la trilogie) le rapprochent tantôt d’un jazz articulé à la manière orchestrale de Gershwin, très souvent des racines blues et ragtime, un style de jeu qu’il affectionne particulièrement — ce n’est assurément pas par hasard qu’il revendique avec tant de conviction le rôle de « The Entertainer », titre d’une des plus connues des compositions du roi du ragtime, Scott Joplin.
Or, après une bonne douzaine de morceaux en solo, Gonzales a invité sur scène la violoncelliste Stella Le Page à le rejoindre, d’abord pour une interprétation décevante de la robuste Dot reçue comme un combat de ruelle entre les notes graves du piano et de l’instrument à archet. Tout fut racheté sur la suivante Cello Gonzales, un très beau dialogue, finement arrangé, entre l’« entertainer » et sa violoncelliste.
La seconde moitié du concert nous a rappelé pourquoi ces rendez-vous avec Chilly Gonzales sont savoureux. Le musicien a longuement discuté avec l’auditoire, discutant de son parcours, faisant un peu de pédagogie musicale (en traçant un lien entre J.S. Bach, Kurt Cobain et Britney Spears, déclenchant l’hilarité générale) et conseillant à tous les compositeurs dans la salle d’écrire de la musique, tous les jours, sans arrêter. Le batteur Joe Flory s’est joint à la performance qui a rapidement gagné en muscle et en intensité alors que Gonzales a revisité son passé de rappeur, et ce, jusqu’au rappel — agrémenté d’une performance aux bongos !
Incorrigible Gonzales ! Cabotin de la pire espèce jouant sourire en coin, transgressant toutes les normes de la musique dite classique. Sous le peignoir se cache mal ce punk ébouriffé et couvert de sueur qui a exigé deux voyages aller-retour de la scène à la régie porté par les bras des fans au parterre.