Beethoven jusqu’à plus soif

À l’orée de l’année Beethoven 2020, marquant le 250e anniversaire de sa naissance, l’intégrale de l’œuvre du compositeur fait l’objet de pas moins de trois publications, chez Universal, Warner et Naxos. Quel coffret choisir ?
Les intégrales de compositeurs ont la cote depuis que Brilliant Classics a réussi à atteindre des chiffres de vente mirobolants, en 2006, avec son intégrale Mozart : 300 000 coffrets de 170 CD en douze mois.
Beethoven est évidemment le seul susceptible de renouveler le miracle, d’autant que l’intégrale de ses compositions occupe « seulement » de 80 à 90 CD. La première intégrale Beethoven en CD a été réalisée par Universal en 1997 : 20 coffrets thématiques (symphonies, concerts, sonates). Brilliant est venu dix ans après avec une brique contenant 85 CD en enveloppes de carton, intégrale composée à partir de licences signées avec divers éditeurs. La configuration de cette boîte a évolué au gré de l’échéance des licences. Ainsi, les concertos pour piano, par Friedrich Gulda à l’origine, puis par Yefim Bronfman en 2013, sont les premiers d’Alfred Brendel dans la dernière version en date (2017).
Brilliant n’a pour l’heure pas annoncé de boîte « Beethoven 2020 ». Trois propositions parues en novembre et décembre chez Naxos (90 CD), Warner (80 CD) et Universal (118 CD, 2 DVD et 3 Blu-ray audio) se disputent donc le marché.
Deux types de propositions
Le nombre de disques l’indique et les prix, allant du simple au double, le confirment : nous sommes en présence de deux types de produits très différents.
Universal vise le « chef-d’œuvre éditorial » dans la foulée de « Mozart 225 » et « Bach 333 ». Il s’agit de publier un gros objet, lourd et le plus luxueux possible, avec un ouvrage d’ensemble et des livrets nourris pour chaque genre musical. Chez Warner et Naxos, on vise la concision et l’efficacité : l’objet est une brique qui s’insère dans une discothèque.
Warner fournit un utile index des œuvres, qui fait défaut chez Naxos, et liste les compositions mineures ou douteuses non incluses avec l’explication des raisons du rejet. Naxos, qui a beaucoup travaillé sur le renforcement de son catalogue de musique vocale, vise une exhaustivité en incluant des premières mondiales d’arrangements et de reconstructions.
Le premier critère de choix est donc limpide : si vos moyens et votre passion vous ont amené à acquérir « Mozart 225 » et « Bach 333 », seul le coffret Universal se range dans la même catégorie. Si vous voulez posséder une intégrale au meilleur rapport qualité-prix, le choix est ailleurs.
Le puzzle Beethoven
Alors que l’intégrale Universal de 1997 reposait sur des choix clairs — Karajan 1962 pour les symphonies, Pollini pour les concertos, Kempff pour les sonates —, la « nouvelle édition complète » pousse la logique du multichoix quasiment jusqu’à l’absurde. Il n’y a pas de ligne : c’est un « bar ouvert », une kermesse musicale, où l’on picore des interprétations. Trois cycles de symphonies : un sur instruments modernes juxtaposant des chefs sans liens esthétiques (Abbado, Chailly, Giulini, Karajan et Nelsons), un tout aussi disparate avec le Philharmonique de Vienne (Bernstein, Kleiber, Monteux, Schmidt-Isserstedt, Böhm, Nelsons) et un avec des instruments anciens (là, Gardiner uniquement, pas Hogwood ni Brüggen). Vrai choix ou pochette-surprise ?
Le même raisonnement préside à l’assemblage des concertos (Brendel, Pollini, Zimerman, Gulda, Kempff) et atteint une sorte de quintessence en matière de mélange de styles et de sonorités dans les sonates pour violon et piano : Kremer-Argerich dans les quatre premières, Perlman-Ashkenazy (nos 5 et 6), Mutter-Orkis (nos 7 et 9) et Dumay-Pires (nos 8 et 10). Est-ce « Faites votre choix ? », « Voici les références » ou « Désolé, mais on n’a voulu vexer aucun de nos artistes ! ». Une ligne de conduite éditoriale claire et logique aurait pu être de choisir une intégrale préservée dans son intégrité esthétique et de constituer en parallèle une seconde intégrale « idéale » à partir de réussites notables puisées ailleurs. Les sonates pour piano et les quatuors (Emerson, Takács et Hagen) bénéficient de choix éclatés mais éclairés.
Par rapport à l’édition antérieure, les instruments anciens ont droit de cité, et le volet « historique » est dopé par des choses pas si rares et anciennes que ça (Opus 111 par Pogorelich, un CD du Quartetto italiano par exemple). Les trois Blu-ray audio sont l’intégrale Karajan 1962, les sonates pour piano par Kempff et les quatuors par les Amadeus. Les deux DVD sont le Fidelio de Bernstein (car le Fidelio en CD est celui d’Abbado !) et les Symphonies nos 4 et 7 par Kleiber.
Beethoven en un bloc
Pour la moitié du prix, mais hors de toute luxuriance, les briques Warner et Naxos s’opposent. Chaque éditeur a eu l’idée de colorer le haut des pochettes en carton pour permettre aux mélomanes de repérer les genres. Les couleurs de Naxos sont plus franches.
Une chose est sûre : la boîte Warner fait l’affaire. Pas de chichis, un choix et le bon. Les symphonies ? Harnoncourt. Les concertos ? Schiff-Haitink et Perlman-Giulini. Quand sélection « multichefs » il y a, comme dans les ouvertures, elle est imparable : repérer que Muti (qui n’est pas une flèche dans Beethoven) a brillamment réussi La consécration de la maison tient du grand professionnalisme.
Stephen Kovacevich pour les sonates pour piano, Buchbinder ailleurs au piano, les Artemis dans les quatuors, Barenboïm–Zukerman–Du Pré dans les trios et Capuçon–Braley dans les sonates pour violon, Klemperer pour Fidelio et la Solemnis, Giulini pour la Messe en ut… Que demander de plus ?
Pour réaliser cette intégrale, Warner a dû compléter son volet de mélodies (notamment écossaises, galloises, irlandaises). Ce projet a été confié à Jean-Pierre Armengaud et un groupe de jeunes chanteurs où lasse épisodiquement un ténor du nom de John Bernard. Aurélien Pontier a enregistré quelques œuvres mineures pour piano.
L’argument concurrentiel de Naxos, qui a toujours été le prix, ne vaut pas ici, puisque la boîte Warner est même un peu moins chère. La partie vocale, elle aussi souvent enrichie de nouveaux enregistrements, est un peu meilleure que chez Warner, mais, même s’il est très majoritairement sérieux et solide, le fond de catalogue Naxos ne se compare pas à celui d’EMI / Warner. L’excellent Bela Drahos et son orchestre de chambre face à Harnoncourt, Jenö Jando face à Kovacevich, Vladar-Wordworth face à Schiff-Haitink, les Kodály opposés aux Artemis, Halasz contre Klemperer dans Fidelio… Bref, le sérieux contre le génie.
Avec une économie à la clé, on réfléchit. À prix égal, on tranche, quels que soient les efforts de Naxos pour ajouter des originalités.
Pourquoi 80, 90 et 118 CD pour une même intégrale ?
La pléthore de disques du coffret Universal s’explique aisément par la multiplication des versions des grandes oeuvres — quatre intégrales symphoniques (trois en CD et Karajan 1962 en Blu-ray), plus des versions isolées dans le volet « historique » —, mais aussi par la volonté d’exhaustivité ayant amené à 2 heures 30 de nouveaux enregistrements, oeuvres sans opus, arrangements et fragments, sont 79 plages aisément accessibles dans un digital album (streaming et téléchargement) intitulé Beethoven Rarities. Cette logique visant à dénicher pour l’occasion du Beethoven jamais entendu explique la différence entre les 90 CD de Naxos et les 80 CD de Warner. Il y a par exemple chez Naxos des esquisses pour piano (CD 32), une version pour piano des Créatures de Prométhée (CD 33) et un enregistrement avec narration des Ruines d’Athènes (CD 72). D’expérience, ces « petits riens » satisfont le besoin des éditeurs de se distinguer, mais ne font pas partie des CD qu’on réécoute.
Beethoven et le Québec : un lien de 30 secondes
Au fin fond des intégrales se niche un petit canon d’une trentaine de secondes au titre de « Réjouis-toi de la vie » (« Freue dich des Lebens »). La brillante biographe de Beethoven Élisabeth Brisson, auteure d’un ouvrage de référence chez Fayard, nous rapporte que le thème du canon date du 16 décembre 1825 et sépare dans le cahier d’autographes de Beethoven les esquisses des Quatuors op. 130 et 131.
L’originalité de la chose est que le canon est destiné à Theodore Frederic Molt, alors de passage à Vienne, mais qui, depuis 1823, vivait à Québec, où il était professeur de musique. L’Encyclopédie canadienne consacre une entrée à ce personnage, qui à son retour, en 1826, eut beau jeu de se vanter de ses relations musicales viennoises. Alexander Brott composa Paraphrase in Polyphony en 1967 sur la base de ce canon.
Naxos en propose une jolie version chorale champêtre, Warner une version pour solistes, « à l’économie ». Mais c’est Universal qui offre l’interprétation chorale la plus juste de ce canon vraiment « courageux et rapide », rebondissant sur le mot « Freue » (réjouis) et le sforzando accentuant la syllabe « Le » de « Lebens ».