Dans la chambre de musique des Dear Criminals

Mine de rien, de la jolie cacophonie des cordes et vents s'approchant peu à peu de la note juste, une musique prend forme. Les derniers spectateurs arrivés s'assoient. Ça ne démarre pas, ça continue. Le chef orchestre Philippe Ménard s'est amené en douce, a pris place sans qu'il n'y paraisse. Les seize de l'Orchestre philharmonique des musiciens de Montréal, le bassiste Jonathan Arsenau, le batteur Thomas Sauvé-Lafrance, ça fait beaucoup de monde autour des très autosuffisants Dear Criminals. À trois, d'ordinaire, c'est déjà pas mal rempli, passablement extraordinaire.
Comme pour nous le rappeler, on entend les voix de Frannie Holder et Charles Lavoie dans le noir, dans les rangées en amphithéâtre du Gesù. Sans amplification. Vincent Legault fait tout ce qu'il a besoin de faire au piano. L'orchestre joue délicatement. Et puis tous sont sur scène et les orchestrations deviennent plus amples et fortes, et des guitares grimpent par-dessus, et ça devient immense et violent.
Et puis, ça redevient minimal. Du piano, une clarinette dans le bas registre. Frannie chuchote plus qu'elle ne chante. C'est Little Thief, berceuse délicieuse. L'orchestre de chambre s'insinue dans la chambre de l'enfant, comme dans les disques de contes au temps du vinyle.
La porte ouverte
Porte d'entrée dans l'étrange et le merveilleux que cette berceuse : on peut aller partout, après ça. Et c'est ce qui arrive : ces mélodies insaisissables semblent faites à la fois pour le presque rien et la surenchère. Mark My Words se suffit de la guitare de Vincent et de la voix de Frannie : c'est seulement à la fin de la pièce que l'orchestre s'en mêle, façon jazzy pour accueillir Nelly. La chanson, et le souvenir.
Le travail d'intégration de l'orchestre à la manière du trio est absolument remarquable : un enchantement, rien de moins. Les programmations de Vincent, les voix flottantes du tandem Charles-Frannie ne disparaissent jamais, elles sont portées par ce vaisseau volant de musique. C'est véritablement un voyage. Est-ce parce que nous ne sommes PAS à la Maison symphonique ? Dans l'espace congru du Gesù, cette création n'est pas un collage de genres dans un lieu officiel, mais une expérience partagée hors des sentiers battus : ce ne sont pas les Dear Criminals avec des musiciens en plus, mais bien une nouvelle entité. Les Dear Criminals de chambre, en quelque sorte. Une chambre débordant de monde, comme dans la fameuse scène du film A Night At The Opera des Marx Brothers.
La permission du trop-plein
Parfois, c'est un peu trop touffu, ça se pile sur les notes, mais qui s'en offusque ? Personne. Petit prix à payer que du trop-plein de temps en temps : ça rend la beauté du risque inhérent à l'expérience plus belle encore. Il faut que ce soit trop à certains moments pour qu'à d'autres, ce soit parfait. Le mystère doit s'épaissir pour qu'émerge la clarté.
Fascinante expérience. Les airs des Dear Criminals ne sont pas structurés comme des chansons, il y a des mouvements, des ruptures, des grooves, mais pas de montées vers des refrains, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de refrains. Ce n'est pas conçu pour du sing-along. Comme dit Frannie, ce sont « des petits mondes de beauté parallèle », où tout est possible, où les possibilités d'orchestration flirtent avec l'infini. Jamais Rose, par exemple, très dubstep dans sa mouture d'origine (c'est Frannie qui le dit), ne s'était ainsi déployée dans l'espace et les sons, et pourtant la pièce se prête idéalement à la version intersidérale de ce mercredi soir au Gesù. Jeudi et vendredi au même endroit, il n'est pas exclu que le champ des explorations s'agrandisse encore.
« Mon rêve, dit Charles ému et ravi, c'est qu'il y ait des scalpers à l'entrée... » Ça donne envie de revenir, tiens. Et que cette expérience pas particulièrement rentable sur le plan financier vive plus que trois soirs, un peu partout sur la planète musique, une vie pleine de péripéties et de rebondissements. C'est ça, la création : l'art poussé plus loin que le raisonnable, au service du beau et de l'inconnu.