Lukas Geniušas, pianiste d’exception

Le stupéfiant récital de Lukas Geniušas à Pro Musica en décembre 2016 ne tenait pas de l’état de grâce momentané. Le pianiste russo-lituanien de 29 ans a confirmé samedi à Orford qu’il fait partie des rares grands seigneurs du clavier. Geniušas n’est pas un « excellent jeune pianiste de plus ». C’est un artiste au talent tout à fait particulier, marchant sur les traces d’alchimistes du clavier nommés Arcadi Volodos ou Sergei Babayan. Il faut bénir ce que nous offre notre époque. Si l’on se reporte quatre décennies en arrière, nous avions certes d’immenses pianistes, tels Arrau, Serkin, Guilels en fin de carrière ou Brendel et Moravec au sommet de leur art, mais dans la catégorie des magiciens du son, dont l’art et la palette défiaient l’entendement, seul, ou presque, un jeune Roumain, Radu Lupu, apparaissait vraiment singulier. Perahia aussi peut-être, mais pas à ce niveau…
Aujourd’hui, le côté « hors normes » de Lukas Geniušas, notamment par rapport à son âge, n’est pas un cas unique. Dans la jeune génération, on pense à Benjamin Grosvenor, Pavel Kolesnikov, Lucas Debargue et même Charles Richard-Hamelin, avec lequel Geniušas partage la destinée d’avoir fini 2e à un Concours Chopin (en 2010) tout en étant un artiste bien plus intéressant que le lauréat (Avdeeva dans le cas du Lituanien).
Une palette sonore inouïe
Un récital de Lukas Geniušas, c’est le son au service de l’expression musicale. Il est, de ce point de vue, l’antithèse d’Olga Kern, qui s’est présentée dans cette salle il y a quelques semaines, puisque la palette de toucher de Geniušas est infinie. Alors que, souvent, les pianistes au jeu très détaillé compensent ainsi un manque de poids sonore, Geniušas possède une densité étonnante dans les forte et à la main gauche. On remarquera que l’émission sonore ne donne jamais l’impression de verticalité ou de « frappe ».
Dans ce jeu, tout est organiquement lié car nourri par un art suprême du phrasé et des transitions. Le miracle de la 3e Sonate de Chopin, abordée d’un souffle, est là. Qui a entendu cette sonate par Geniušas (notamment un 2e mouvement liquide où le pianiste semble flotter sur le clavier), Richard-Hamelin et sur le CD d’Alexeï Volodin a possiblement fait le tour de ce qui s’y est fait de plus pensé, de plus concentré et de plus poétique dans les 20 ou 30 dernières années.
Tout le monde avait compris dès les Sonates K. 544 et 450 de Scarlatti que cet artiste était hors normes, à sa manière de toucher le piano et d’ourler les phrases. En seconde partie, Geniušas a exploré le folklorisme de Tchaïkovski et le « minimalisme à visage humain » de Leonid Desyatnikov (né en 1955), un compositeur ukrainien de ses amis. La musique de Desyatnikov explore à travers des cellules parfois simplistes (Prélude no 11) des atmosphères (no 1), des rythmes ukrainiens (no 4 et 12), des souvenirs de musiques françaises (no 15 et main gauche dans no 17), jusqu’à la trépidation du Prélude no 23 placé en fin de sélection.
Le public a apprécié ce précieux artiste à sa juste valeur.