La pleine conscience de Jah9

Jah9 sera en spectacle à Québec et à Montréal cet été.
Photo: FEQ Jah9 sera en spectacle à Québec et à Montréal cet été.

En concert jeudi au Festival international d’été de Québec, samedi au Festival international Nuits d’Afrique, l’étoile montante du « conscious reggae » engagé et féministe Jah9 mène également une double vie de professeure de yoga. « J’essaierai de trouver le temps d’organiser des sessions de yoga dub quand je vous visiterai », promet l’auteure, compositrice et interprète jamaïcaine. Ah oui, elle est zen, Jah9… à moins de l’amener sur le terrain de la politique. Là, elle se fâche.

L’actualité jamaïcaine s’invitait dans notre conversation. Notre rendez-vous téléphonique avait été pris l’avant-veille de l’enterrement du premier ministre sir Edward Seaga, chef historique du Jamaican Labour Party (JLP, centre droit), suivant les neuf soirs de veille du corps, les traditionnelles Nine Nights. Le pays s’apprêtait alors à vivre des funérailles nationales d’une ampleur rarement vue, sinon pour celles, il y a plus de vingt ans, de son grand rival Michael Manley (People’s National Party, PNP, gauche), chef d’État durant les brutales années 1970 et défait par Seaga au scrutin d’octobre 1980.

« Je n’étais bien sûr pas au pays au moment de son décès, dit la musicienne, attrapée en Allemagne. Mais il faut reconnaître que sa mort en a touché plusieurs, particulièrement dans la capitale », et plus précisément dans le quartier Tivoli Gardens, son bastion. « Je comprends que de nombreux partisans soient attristés, même s’il était âgé et qu’on le savait malade. »

Son engagement public de plus de quatre décennies vous a-t-il marquée ? « Ben, je ne suis pas politiquement engagée… Les politiciens ne m’intéressent pas, je n’ai jamais appuyé M. Seaga, par ailleurs une figure majeure de notre histoire, l’un des derniers dinosaures de notre politique », répond prudemment la musicienne. « De toute façon, je ne considère pas ces grands politiciens comme des héros, alors je ne suis probablement pas la meilleure personne pour parler de l’impact de M. Seaga… »

Je vous assure que, dans mes nouvelles chansons, j’ai essayé d’être encore plus personnelle, plutôt que de dénoncer les injustices et de relever ce qui cloche dans le monde

Bien entendu, Madame. Changeons alors de sujet. Comment va votre tournée ? « Que du positif ! » lance la musicienne, invitée dans les plus grands festivals reggae d’Europe, où l’intérêt pour le conscious reggae ne s’est jamais affaibli. Révélée en 2010 par la fiévreuse Keep On Holding On, Jah9 a lancé un premier album en 2013, suivi de 9 trois ans plus tard, cette fois sous l’étiquette VP Recordings.

Entre roots reggae et poésie dub, la musicienne flirte aussi occasionnellement avec les chansons plus dansantes, notamment grâce à une série de collaborations avec des noms établis de la scène dancehall tels que Protoje et Chronixx. Et avec un nouvel album presque terminé, réalisé par le grand Clive Hunt et prévu à l’automne, 2019 s’annonce déterminante dans la carrière de la musicienne invitée au mythique Sumfest — le plus important concert estival en Jamaïque, qui se tient du 14 au 20 juillet.

Aurez-vous de nouvelles chansons à présenter à votre public québécois ? « Oui, mais attendez un instant », lance la musicienne en haussant légèrement le ton. « Laissez-moi vous répondre encore ceci : je ne vote pas aux élections en Jamaïque. Étant issue d’une nation postcoloniale, j’ai compris que les décisions que prennent les gens au pouvoir ne sont pas pour l’intérêt supérieur de la population, mais plutôt pour les riches et ceux qui investissent en Jamaïque. Pendant des années et des années, les politiciens ont fait des profits en opprimant les Jamaïcains, alors parler d’un politicien décédé comme d’un grand homme, d’un roi, je trouve ça déplorable, une claque au visage des gens. »


Indignation
 

On a réveillé la lionne qui sommeillait. Jah9 est remontée — comme l’est d’ailleurs la moitié de la population de cette Jamaïque divisée entre deux allégeances politiques. Edward Seaga a marqué son époque, mais ses années au pouvoir ont laissé des cicatrices, alors qu’on accuse son parti d’avoir accepté l’aide de la CIA pour tenter de défaire, en armant les gangs favorables au JLP, les « socialistes » de Manley et du PNP. « Je suis trop jeune pour avoir connu son règne, mais j’ai été affectée par ses politiques, ayant grandi dans la campagne durant les années 1980. J’ai connu cette détresse, j’ai vu l’effet délétère que ses décisions ont eu sur le tissu social de mon pays. » Pour la petite histoire, ce sont les gardes du corps de Seaga qui ont fomenté la tentative d’assassinat de Bob Marley en 1976 ; à l’image de la majorité des grandes stars reggae de l’époque, Marley était identifié comme favorable aux idées du PNP.

« Veuillez m’excuser de m’emporter comme ça », dit Jah9, devenue intarissable sur ces questions d’inégalités, d’injustice, de soumission au pouvoir. « C’est un sujet délicat pour moi, tout ça. On finit toujours par mettre de côté une partie de l’histoire lorsque des gens comme ça décèdent… Mais je vous assure que, dans mes nouvelles chansons, j’ai essayé d’être encore plus personnelle, plutôt que de dénoncer les injustices et de relever ce qui cloche dans le monde. J’avais cette fois plutôt envie d’inviter les gens à réfléchir, à bien écouter cette petite voix intérieure pour qu’elle nous guide vers le meilleur de nous-mêmes. À prendre conscience que nous sommes le centre de notre univers et qu’il ne tient qu’à nous de trouver le bonheur. »

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