Éric Lapointe, dernière figure fédératrice de la chanson d'ici?

Il y a, pourrait-on s’imaginer, autant de distance entre les univers de Safia Nolin et de Mario Pelchat que de références judéo-chrétiennes dans les textes d’Éric Lapointe (autrement dit, beaucoup). Et pourtant, les deux artistes, qui se sont colletés par médias interposés à la suite du plus récent gala de l’ADISQ, se retrouveront sur la scène des plaines d’Abraham mardi soir grâce à leur rockeur d’ami, qui y pilotera le « show de sa vie », une pétarade de refrains puissamment universels soulignant ses 25 ans de carrière ainsi que ses 50 ans de vie effrénée (qu’il célébrera plus officiellement le 28 septembre au MTelus).
« Je respecte ce gars-là pour plein d’affaires, dont ça : c’est un des seuls de sa génération qui ne lève jamais le nez sur personne », lance Safia Nolin, qui, sur son album Reprises Vol. 1, réinventait en berceuse pour esseulés l’épique doigt d’honneur à l’adversité qu’est Loadé comme un gun. Sa rencontre avec le vétéran n’aura que décuplé son admiration pour l’homme, à qui elle rêve d’ailleurs d’écrire une chanson.
« Il y en a qui disent qu’Éric, c’est notre Johnny Hallyday. Fuck ça ! Johnny, c’était leur Éric. C’est un gars qui est très, très real. C’est zéro un personnage. C’est dangereusement pas un personnage. » C’est-à-dire ? La réponse, euphémisante, arrive avec une sincère dose d’inquiétude dans la voix : « Ben, mettons que j’aimerais ça qu’il fasse plus attention à lui parce que je le trouve juste trop nice. »
La rigueur du noceur
Tout aussi conscient soit-il des contrastes que lui permettra de provoquer son hétéroclite liste d’invités (dont Jean-Pierre Ferland, Marie Mai, Lara Fabian, Garou, Louis-Jean Cormier, Michel Pagliaro, Marjo, Les soeurs Boulay et le Cirque Éloize), Éric Lapointe refuse de trop s’enorgueillir de ses précieuses aptitudes de fédérateur, pourtant rares au coeur d’une époque de polarisation extrême.
« Tu dis que ce sont des artistes que tout sépare, mais on a tous au départ la même passion pour la musique. J’aime la musique point, moi, et j’aime les artistes sincères. » Une qualité que partageraient Safia — « c’est la porte-étendard d’une génération, j’adore sa franchise, sa timidité, son authenticité » — et Mario, « un vieux pro qui chante extrêmement bien et avec qui j’ai baptisé plusieurs nuits ».
Joint au téléphone pendant qu’il effectuait des travaux sur son vignoble, Mario Pelchat vante lui aussi un « gars éminemment attachant, vrai, sympathique » et « toujours rigoureux dans le travail », malgré sa réputation de noceur qui boirait n’importe quoi. Il invite en 2002 l’ex-amant de Marie-Stone à se joindre à lui pour une relecture d’Avec le temps et est épaté par son sérieux.
« Je devais aller le chercher au Bistro à Jojo en sortant de scène [Pelchat participait alors à Notre-Dame de Paris] et j’avais acheté de la bière. Je me disais : “Le gars est sur le mode plaisir, je ne vais pas stopper sa soirée.” J’étais sûr qu’on passerait une partie de la nuit en studio, mais quand on est arrivés, Éric s’est installé derrière le micro, il n’a pas bu du tout, et ça n’a nécessité qu’une prise. J’ai dit : “Mais non, mais non, tu m’énarves… c’est parfait !” On en a fait une deuxième pour la forme et je suis retourné le mener où je l’avais pris. »
Il était une fois « Ti-Cuir »
Éric Lapointe n’en revient pas. « Es-tu sérieux, toé ? Tu me niaises ? » C’est que nous venons de lui apprendre qu’un groupe d’artistes queer lui consacrera, lors du Zoofest, un hommage baptisé Petit Cuir, animé par l’humoriste Thomas Leblanc. « Attends un peu, faut que je dise ça à ma relationniste. » Éclat de rire collectif au bout du fil. « Va falloir que j’aille voir ça ! »
Vous aurez compris que le surnom n’importune pas la rock star, « parce que c’est affectueux ». En 2003, lors de la création aux FrancoFolies du spectacle Le Vent, la Mer, le Roc, les amis Daniel Boucher, Kevin Parent et Lapointe s’affublent de sobriquets pleins d’autodérision : Ti-Doux, Ti-Queue (pour la queue de cheval qu’arborait le Gaspésien) et Ti-Cuir.
« On peut penser que tout son univers est très viril, très masculin, mais il y a chez Éric Lapointe une immense tendresse, un immense côté féminin dans le fait qu’il parle beaucoup de ses émotions. Il y a aussi un sous-texte queer, certainement pas volontaire, dans plein de ses chansons », observe Thomas Leblanc, en évoquant Les boys (dans lequel il est possible d’entendre un hymne à la fierté gaie), Tendre fesse (« Les fesses ne sont pas la propriété des gais, mais c’est pour nous un grand outil de plaisir ») et Terre promise (l’exil demeurant une expérience vécue de force par bien des homosexuels).
Le cabaret comique, qui mettra aussi en vedette le drag king Rock Bière, témoigne à l’évidence d’une récente reconsidération, voire réhabilitation, du personnage Lapointe, qui n’a jamais cessé de rameuter les foules, mais qui a souvent été raillé pour son adhésion immodérée à une conception du rock ne craignant pas les clichés chromés. Le visage du coupable orne désormais des cotons ouatés ainsi que des cartes de souhaits ironico-nostalgiques (des marques Mam & Pop, Tamelo, MC Marquis et Fleur maison), pas nécessairement conçus à l’intention de son public naturel.
Cette affection nouvelle pour le presque quinquagénaire tiendrait beaucoup, selon Thomas Leblanc, à sa vulnérabilité assumée. « Je ne dis pas qu’Éric Lapointe nous a tout révélé en 25 ans, mais il accepte de faire des erreurs en public, ce qui est exceptionnel dans cette société où on a tellement peur d’exposer ses failles. »
Le cri désespéré du rock
Lors de chacun de ses concerts, Éric Lapointe interrompt son interprétation de Loadé comme un gun pour demander à ses admirateurs : « M’aimez-vous un peu ? » Peu importe sa théâtralité calculée, la question aussi étonnante que bouleversante dépouille momentanément le bum de tous ses masques. Comment peut-il douter, après plus de deux heures d’applaudissements, de la dévotion de ses fidèles ?
« La première fois que je l’ai fait, c’était spontané, puis avec le temps, c’est devenu partie intégrante de la toune, se rappelle-t-il. Les artistes, on est des éternels insécures. On se pose toutes sortes de questions, et je pense que c’est sain jusqu’à un certain point, surtout qu’en vieillissant, on est tout le temps sur le bord de devenir has been. Quand je demande “m’aimez-vous un peu ?” c’est du théâtre, mais pas juste du théâtre non plus, parce que ce métier-là, à la base, c’est une recherche d’amour, c’est un cri du coeur. C’est ça le rock’n’roll : c’est un cri désespéré. »