Les 50 ans d’une maison de disques à part

Un anniversaire peut en cacher deux autres : la 40e édition du Festival international de jazz de Montréal (FIJM) qui débute jeudi sera ainsi l’occasion de célébrer le demi-siècle d’existence de la prestigieuse étiquette de disques allemande ECM… qui concorde lui-même avec le 80e anniversaire du non moins célèbre label américain Blue Note. Regard croisé sur deux géants du jazz que tout distingue.
The most beautiful sound next to silence » — le plus beau (ou raffiné) son après le silence. Voilà ce que dit le slogan d’ECM, l’acronyme d’Edition of Contemporary Music. Et voilà une ligne directrice esthétique que le grand patron de la maison de disques, Manfred Eicher, n’a jamais reniée. Bien au contraire.
Aucun autre catalogue de jazz — sans compter le volet classique contemporain qu’Eicher développe également — n’est aussi facilement reconnaissable que celui d’ECM. Dans sa description des particularités qui distinguent la compagnie de disques, le Nouveau dictionnaire du jazz (NDJ, publié chez Robert Laffont) parle de la « qualité du silence et des climats sonores étales, aux contrastes et nuances d’une infinie subtilité », et aussi de cette extraordinaire qualité sonore qui s’entend peu importe le support d’écoute.
Il y a donc un « son ECM », reconnu de tous : sorte de jazz de chambre européen, planant, épuré, cinématographique, un peu froid parfois (à l’image des pochettes soignées), toujours à la recherche d’une forme de beauté. Mais si cette constante stylistique a fait d’ECM un indiscutable succès commercial, il a aussi contribué à créer un débat qui perdure, note encore le NDJ.
« ECM reste au coeur d’une ambiguïté qui excède son catalogue, résume-t-on. Sur le plan technique et des conditions de production, jamais le jazz n’a été aussi bien traité. Mais, pour certains détracteurs du son ECM, jamais la musique d’origine afro-américaine n’a été à ce point trahie, parce qu’aseptisée et en tous sens mise au propre. »
Et pourtant, le tout premier album produit par Manfred Eicher (qui a réalisé et réalise encore la quasi-totalité des parutions) est bien celui du pianiste afro-américain Mal Waldron, disciple de Charles Mingus et de Thelonious Monk. Et pourtant (bis), c’est bien sûr chez ECM que l’immense Art Ensemble of Chicago a exploré au plus profond les tenants et aboutissants de la grande musique noire américaine.
Mais il est vrai que la signature esthétique principale d’ECM est bien éloignée de celle qui identifie Blue Note, incarnation de la puissance du be-bop et de l’ébullition de la scène jazz des années 1950 et 1960. Sujet d’un documentaire qui prend l’affiche vendredi au cinéma du Parc (Blue Note Records : Beyond the Notes, réalisé par Sophie Huber), la compagnie américaine affiche des couleurs très contrastées par rapport à ECM.
La première a été fondée par deux juifs allemands (Alfred Lion et Francis Wolff) réfugiés aux États-Unis, la seconde par un Munichois ; Blue Note a comme têtes d’affiche les plus grands jazzmen afro-américains passés (Monk, John Coltrane, Bud Powell, Miles Davis, Art Blakey) ou présents (Robert Glasper, Ambrose Akinmusire, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Gregory Porter), alors qu’ECM est beaucoup identifiée à des artistes blancs (Keith Jarrett, Pat Metheny, Charlie Haden, Dave Holland, Tord Gustavsen, Jan Gabarek). L’une aurait le rythme dans le sang, l’autre, la mélodie.
Mais comme dans toute catégorisation grossière, les limites apparaissent vite. Norah Jones a par exemple été une locomotive pour Blue Note depuis 20 ans, alors que le Tunisien Anouar Brahem et l’Américain d’origine indienne Vijay Iyer jouent le même rôle pour ECM. Il y a entre les deux maisons des frontières communes, des intérêts partagés, des points de rencontre musicaux. Et surtout : beaucoup de jazz vibrant.
Montréal salue
Après avoir souligné le 70e anniversaire de Blue Note en 2009, le Festival international de jazz de Montréal s’attarde cette année au demi-siècle d’ECM. D’une part, même absent, Manfred Eicher recevra le prix Bruce-Lundvall (du nom de l’ancien grand manitou de Blue Note…). D’autre part, cinq concerts (Iyer, Gustavsen, Bobo Stenson, Larry Grenadier, Nik Bärtsch’s Ronin) sont identifiés d’un logo « ECM 50 ans » qui tracera une sorte d’hommage diagonal et musical.
« C’est une maison de disques absolument unique, confie en entretien le contrebassiste Larry Grenadier, qui a lancé ce printemps un premier album solo chez ECM (on le connaît sinon pour son rôle au sein du Brad Mehldau Trio). C’est la vision d’un homme qui a réussi à rester indépendant, qui a créé une esthétique sonore super-reconnaissable, qui a toujours porté un soin incroyable au son de ses albums et qui a produit une très large diversité d’artistes. »
Le pianiste Vijay Iyer — dont les albums Break Stuff (2015) et Far From Over (2017) sont déjà considérés comme parmi les meilleurs jamais produits par ECM — évoque lui aussi cette diversité dans la discographie du label pour souligner sa particularité. « Je ne peux pas penser à une autre maison avec quelque chose comme 1600 disques qui sont esthétiquement aussi variés et qui forment un vaste catalogue de musique inclassable et toujours de la plus haute qualité », dit-il en évoquant les noms de Wadada Leo Smith, Lester Bowie, Jack DeJohnette, Paul Bley.
Son collègue norvégien Tord Gustavsen (huit albums chez ECM) estime pour sa part que Manfred Eicher a toujours su créer des projets qui mettent « l’accent sur une écoute profonde, voire radicale ». C’est un peu ce que soulignait la compagnie dans le communiqué qui annonçait l’arrivée de son catalogue sur les services d’écoute en continu, en 2017 : « L’objet physique demeure la référence cruciale pour nous : un album complet avec sa signature artistique, la meilleure qualité sonore possible, la dramaturgie et l’ordre des pièces intacts, qui raconte son histoire du début à la fin… »