Pierre Lapointe symphonique: la science du coeur et des cordes

Col roulé blanc, veston ajusté, très néo-Michel Legrand dans le genre, Pierre Lapointe a tâté du grand orchestre jeudi soir.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Col roulé blanc, veston ajusté, très néo-Michel Legrand dans le genre, Pierre Lapointe a tâté du grand orchestre jeudi soir.

Petit vertige : ce spectacle ne peut que viser haut, très haut. On n’est pas dans la série des « Concerts pop » de l’OSM, ce n’est plus la récréation symphonique d’un soir, avec ce que cela suppose d’indulgence. Pierre Lapointe a tâté du grand orchestre, plus d’une fois, avec nos plus grands chefs : nous portons avec lui les souvenirs d’expériences ambitieuses, d’une véritable recherche d’invention, d’une volonté de toucher à quelque chose s’approchant de la beauté absolue. On y était presque, les autres fois.

Et jeudi soir à la Maison symphonique remplie jusqu’au dernier balcon ? Qu’adviendra-t-il de La science du coeur, avec l’Orchestre Métropolitain ? Les 10 et 11 avril dernier au Grand Théâtre de Québec, le baptême a été célébré, le triomphe entériné. Les attentes n’en sont pas moindres.

Il aime le vertige, notre Pierrot, faut croire. Il faut le voir s’amener, présentant la soirée en maître de cérémonie au chic très 1969, col roulé blanc, veston ajusté, très néo-Michel Legrand dans le genre. Il se garde cependant de badiner. Il évoque plutôt la fin de la tournée à trois de La science du coeur, où pour la première fois, il avoue avoir pleuré.

Pas d’esbroufe, pas d’artifices

Le fait est que ça démarre sans ramdam, Qu’il est honteux d’être humain est donnée simplement, piano-voix. Il ouvre le coffre, et l’orchestre avec lui, pour Un coeur. Une tension est créée, les cordes nous mettent en état de fibrillation. Mais c’est la sobriété encore pour Nu devant moi. La voix de Pierre prend l’essentiel de l’espace, la gravité de l’interprétation semble se propager aux cordes. On comprend ceci : l’orchestre ce soir sera une extension naturelle de son coeur, de son corps. David Russell, le chef d’orchestre, semble tout entier au service du chanteur, comme s’il était lui-même l’instrument de la kyrielle des « sentiments humains » dévoilés sur les deux derniers albums de Pierre Lapointe.

Plus le concert avance, plus Pierre s’enhardit, plus il se passe des choses dans les arrangements. Sur le fil du rasoir, il fait des pointes, et danse les mots en équilibre. « Je déteste ma vie / C’est long ma vie sans toi », chante-t-il d’une voix forte, bras dans le dos, moitié prisonnier, moitié condamné. « C’est beau, hein ? », lâche-t-il comme on lâche du lest. Il renverse un banc, se trompe de présentation dans la conduite prévue. Soupape nécessaire. Le badin un brin cynique revient quelques minutes, ça désamorce. Pendant Le retour d’un amour, une sonnerie téléphonique vient rappeler du fin fond de la salle qu’on ne contrôle jamais tout. Les amours, comme la consigne des téléphones fermés, ne sont pas des absolus.

Nul masque derrière lequel se cacher

 

Les arrangements, pas baroques pour être baroques, pas déconcertants pour être déconcertants, reflètent la maturité de l’homme et la force intrinsèque de ses mélodies. Plus question de se cacher derrière un personnage, plus question de se laisser mener par le désir d’épater. Quand il déballe un bouquet de « chansons joyeuses », elles le sont à sa manière. « Ce n’est pas la Compagnie créole », dit-il, plutôt « comme une fête de Noël qu’on passerait tout seul ». Ce n’est pas le signal d’une sarabande des dissonances pour l’orchestre : quand l’orchestre s’emballe, c’est mesuré. Tout le spectacle se passe ainsi sous le microscope, expérience de transposition des émotions au plus près d’une véritable science exacte. La science exacte du coeur, du corps et des cordes. Comme dans la fameuse théorie des cordes : la recherche d’un nouvel équilibre.

C’est remarquablement réussi : moins en faire, moins exacerber, moins jouer pour jouer, voilà qui sied au Pierre Lapointe de 2019 : le défoulement a lieu ailleurs, avec son groupe rock ad hoc, les Beaux Sans-Coeur. C’est comprendre ce qu’un répertoire demande, ce que le public veut aussi. De la beauté quand c’est le moment, de l’excès pas tout le temps. L’auditoire de jeudi à la Maison symphonique lui en sait gré (cela se vérifiera vendredi aussi, à n’en point douter). Les ovations en témoignent de tout coeur : il a touché les bonnes cordes.

À voir en vidéo