Le risque selon Jean Derome

Le trio que forme depuis une vingtaine d’années le saxophoniste, flûtiste, arrangeur et compositeur Jean Derome avec le contrebassiste Normand Guilbeault et le batteur Pierre Tanguay est sans l’ombre d’un doute l’une des formations les plus passionnantes du continent. Il en est ainsi parce que Derome n’a pas son pareil pour jongler avec le risque avec doigté. À preuve, son nouvel album, intitulé Somebody Special — 9 chansons de Steve Lacy, sur Ambiances magnétiques. Avant de poursuivre, soulignons que les 22 et 29 juin, ce trio se produira au Cheval blanc.

Avec ce Somebody Special, on vous assure que le risque pris par nos amis était au diapason de « l’énorme, pesant, très lourd ». Car cet album n’est pas seulement musical, il est également littéraire. Très littéraire même. Il se trouve, comme disait l’autre, qu’en fait de chansons, Lacy avait emprunté des poèmes et des textes à des auteurs variés, mais surtout à Brion Gysin, avec lequel il se produisit d’ailleurs régulièrement et enregistra même un disque.
De citoyenneté canadienne, le peintre et poète Gysin a beaucoup étudié et vécu, pour faire vraiment court, à Paris. Il fut un des surréalistes avant qu’André Breton n’exerce à son endroit sa personnalité de père Fouettard en le renvoyant du groupe comme il l’avait fait avec Raymond Queneau. Qu’importe. Après eux, Gysin fut une des figures de proue des beatniks, admiré notamment par William Burroughs, pour le hier, et John Zorn, pour l’aujourd’hui. Bien.
Dans le volumineux catalogue de chansons confectionnées par Lacy — environ 500, précise Derome —, le trio en a choisi trois dont Gysin a écrit les textes, un de Herman Melville (Yes !), un de Lao-Tseu, un de Thomas Gainsborough, un de Po Kiu-yi et enfin un de Judith Malina. On l’aura compris, cet album propose une façade ONU.
Pour mener à bien son aventure, Derome a « exploité » les talents de la chanteuse Karen Young et du pianiste Alexandre Grogg. La clarté d’expression de la première, le dynamisme et l’attention du second, combinés au brio et à l’intensité de Guilbeault, au savoir-faire en multiples nuances de Tanguay, sans oublier l’ingéniosité de Derome, font de cet album… quelque chose !
C’est ce qu’on se dit, après écoute : « C’est quelque chose, cet album. » Il est à l’image du titre : spécial. Car on a l’impression que Derome et ses camardes sont passés entre les mailles ou les filets, c’est au choix. Parfois, on a le sentiment que le saxophoniste a fait de l’exploration sonore entre Eric Dolphy et Jackie McLean.
Parfois, on a l’impression que l’ensemble au complet évolue dans un territoire voisin d’Alban Berg d’un côté, de jazz de stricte obédience de l’autre. En fait, ce que cet album confirme, ou plutôt ce qu’il a de passionnant, est à mettre sur le compte de la surprise. À l’évidence, chacun des protagonistes cultive une inclination prononcée pour la curiosité.
Depuis le temps que Derome, Guilbeaut et Tanguay nous régalent, ils pourraient fort bien verser dans la mortifère gestion du fonds de commerce. Au lieu de ça, ils s’appliquent à nous étonner dans le sens le plus noble de ce verbe. C’est énorme.