Une Carmen qui laisse sans voix

Le Carmen proposé par Charles Binamé à l’Opéra de Montréal brille par sa mise en scène fort soignée, mais est plombé par une prestation vocale en deçà des attentes de Krista de Silva, dans le rôle-titre.
Dans sa révision du classique de Bizet, le cinéaste offre un spectacle réfléchi dans ses moindres détails.Le décor unique sur trois niveaux simule celui des arènes de Séville. Le dispositif s’adapte intelligemment et rapidement aux différents actes. Pendant l’ouverture, Carmen, vêtue de noir, traverse l’arène de sa vie et se déleste d’une traîne rouge sang. L’opéra sera la dernière parenthèse avant l’accomplissement inéluctable d’un destin taché de sang.
Charles Binamé a pensé à l’inclinaison de la scène, aux éclairages qui suivent les protagonistes ou évoquent un contexte. Il a fait mieux : il a jeté à la poubelle (magnifique idée) les récitatifs de Guiraud, pour revenir à la version avec dialogues. Ses dialogues éloquents, très intelligemment ramassés sont même « poétisés » par des musiques interstitielles créées, semble-t-il, pour l’occasion. La salle Wilfrid-Pelletier requiert, pour permettre l’intelligibilité des dialogues parlés, une amplification gérée par plusieurs micros canons à l’avant-scène. Trop forte au début, elle a été bien réglée ensuite.
L’oeil et la voix
Côté mise en scène, le perfectionnisme est à l’oeuvre : les scènes de combat ont une vérité rarement atteinte à l’opéra, Don José est vraiment hors de lui dans la scène finale et les mouvements de foule sont justes. Toutefois, l’opéra est un art ingrat pour un cinéaste habitué à gérer la perception immédiate des émotions à travers les expressions et les regards captés de près.
Lorsque Charles Binamé déclare au Devoir : « Si je réussis à émouvoir avec de vrais êtres de chair et d’os qui transpirent, qui saignent et qui ont mal, j’aurai gagné mon pari » et lorsqu’il dit avoir cherché une « énergie » lors de la sélection des chanteurs, il est profondément sincère. Si nous lui disons qu’en quatre décennies nous n’avons quasiment jamais été aussi indifférents au sort d’une Carmen et aussi peu émus par un spectacle, Charles Binamé va en être attristé et ne le comprendra peut-être pas. Mais le constat est là.
Le regard de Krista de Silva, qui intéresse probablement Binamé dans son concept de Carmen en gitane rebelle, ne passe pas au-delà des quelques premières rangées. Pour la salle, pour les auditeurs, Carmen est voix, car l’opéra c’est la voix. En conséquence, c’est avant tout par notre rapport à sa voix qu’une héroïne va nous toucher et nous concerner… ou pas.
Krista de Silva a peu de timbre et peu de projection. Au Ier acte, notamment, les micros des dialogues seraient-ils restés branchés par mégarde pour donner quelque corps à une voix fluctuante dans son volume et sa rondeur ? On espère aussi que les redondantes postures de type haka néo-zélandais en bord de scène n’ont rien à voir avec des questions extrascéniques.
La Carmen de Binamé, 30 ans après les Mozart de Peter Sellars, démontre que le défi d’un spectacle lyrique est en fait de faire jouer la comédie le mieux possible aux meilleurs chanteurs et non d’essayer de faire passer la rampe à la voix de quelqu’un qui cadre avec les critères esthétiques ou « énergétiques » d’un concept scénique.
Carmen est donc un flop musical parce qu’il n’y a pas de Carmen. Parce que Krista de Silva a été dominée vocalement à la fois par la Micaëla de France Bellemare et le formidable duo Mercédès (Pascale Spinney) et Frasquita (Magali Simard-Galdès, à la voix cependant plus pointue qu’il l’imaginait). C’est aussi un flop par ricochet parce qu’on ne pouvait pas mettre à côté d’une telle chanteuse un Don José de haut calibre. Antoine Bélanger est très honorable et monte en puissance dans la seconde partie. Ses défauts sont une légère nasalisation du timbre et cette tendance à serrer qui fait que dans les moments dramatiques la voix s’engonce un peu au lieu de se déployer.
Sur le plateau, outre Micaëla, Frasquita et la formidable Mercédès de Pascale Spinney, le meilleur est Christopher Dunham, puissant et noble toréro qui prononce fort bien, alors que Dominique Côté et Éric Thériault en bandits surpassent nettement les militaires Alexandre Sylvestre et surtout Cesar Naassy, dont le Zuniga éteint n’étonnera pas ceux qui l’ont vu en Sarastro (Flûte enchantée) et d’autres représentations d’Opera McGill.
Alain Trudel tient merveilleusement le spectacle à la tête de l’Orchestre Métropolitain, de Petits Chanteurs du Mont-Royal sans reproches et de choeurs qui demandent à être encore mieux canalisés.
Cette Carmen sera filmée ; une aubaine pour Binamé, car gageons qu’avec les artifices techniques de la prise de son et les plans rapprochés, le spectacle sera bien plus agréable et équilibré à l’écran qu’en salle.