Mais qu’avons-nous donc fait au bon Dieu?

Qu’avons-nous donc fait au bon Dieu pour, en ce 15 avril, subir les affres de la destruction de Notre-Dame de Paris et, après cela, à Montréal, pareil récital de la pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili ? À la différence près que le premier événement est accablant et que le second sera bien vite oublié.
Khatia Buniatishvili est une vedette médiatique grand public dans certains pays européens. En Allemagne comme en France, on la voit à la télévision et dans Paris Match, alors que Madame Figaro titrait en grosses lettres, en mars 2017, la « Betty Boop du piano ». Il paraît que c’est un compliment. En allant voir sur l’incontournable Wikipédia, béquille pour tous ces sujets que l’on ne connaît pas trop, on lit tout de même que Betty Boop apparaît en 1930 dans des dessins animés comme « personnage secondaire anonyme, notamment aux côtés du chien vedette Bimbo, lequel aura en définitive une renommée plus modeste. À ses débuts, dotée de longues oreilles tombantes mais déjà très maniérée, elle hésite entre une identité de chienne anthropomorphe et de jeune femme cabotine et délurée. » « Déjà très maniérée » ? « Cabotine » ? Le très mondain Madame Figaro ferait-il dans le persiflage subtil ?
Une artiste controversée
Khatia Buniatishvili a glané au fil de ses apparitions médiatiques une cohorte d’admirateurs en marge du public habituel. Ils lui passent tout, tant qu’ils ont leur lot de déchaînements sur le clavier. Est-ce cela qui explique que le programme est à ce point à l’envers et que Khatia Buniatishvili amorce son récital avec la dernière sonate de Schubert qui n’appelle, après elle, que le silence et le recueillement ?
Khatia Buniatishvili a aussi bien des détracteurs. Les plus pointilleux lui reprochent de faire beaucoup de bruit en écran de fumée quand sa technique plafonne (on l’a vu avec Mazeppa, lundi). Mais ce plafonnement n’est pas si marquant, du moins pas visible par le commun des mortels, et, en fait, tout au contraire, Khatia Buniatishvili est dotée d’un très beau touché, que plusieurs pianistes, qui misent tout autant sur leur aura médiatique, peuvent lui envier.
Là où le bât blesse, c’est en matière de style et de goût. Disons qu’à la mesure de ce que nous avons entendu à la salle Bourgie lundi soir, Lang Lang passerait aisément pour un ascète janséniste zen.
Soit dit en passant, Lang Lang a donné à Montréal une Sonate D. 960 d’une grande intégrité intellectuelle. Il n’y a donc pas besoin d’invoquer forcément le souvenir béni de Marc-André Hamelin ou d’Emanuel Ax pour mesurer les abîmes d’inanité stylistique dans lesquels nous avons été entraînés lundi.
Le texte laissé pour compte
En mots très simples : dans la partition écrite par Schubert, le tempo molto moderato du 1er mouvement est immuable : il n’y a aucun ralenti, aucune accélération, contrairement à ce que fait Khatia Buniatishvili à tour de bras. Ce mouvement est une pérégrination dans l’esprit romantique allemand, typique du dernier Schubert. On le retrouve dans le 2e volet de la 9e Symphonie.
Le 2e mouvement n’est pas une marche funèbre, lento, statique mais un andante sostenuto, c’est-à-dire un mouvement dont le flux rythmique, allant, est soutenu, soit exactement l’inverse de ce que Madame Buniatishvili a joué. Le 3e mouvement a de la « délicatesse » et le finale, qui n’est pas de Liszt, mais bien de Schubert lui-même, n’a pour seule inflexion rythmique que le presto des dernières mesures. Ce presto, à titre d’exemple, n’est pas le moins du monde précédé d’une plage de musique figée en attente du déchaînement ultime.
Le hiatus récurrent entre le texte schubertien et ce qui a été entendu montre que, dans la typologie des musiciens en activité, Khatia Buniatishvili est de ceux qui prennent un texte musical et l’adaptent à leurs besoins et à leur univers. En la matière, la Géorgienne pousse le bouchon très loin.
La pianiste a donc fait son show de piano. Ce show n’avait que faire de la souffrance intime de Schubert, dont les univers dévoyés permettaient de faire patienter le public avant le grand cirque Liszt.
On a vu le phénomène une fois. On a compris et c’est, hélas, nettement pire que ce que l’on craignait.