Le Wagner de Robert Lepage, fidèle et moderne

Le Metropolitan Opera reprend cette saison Der Ring des Nibelungen dans la mise en scène de Robert Lepage, une tétralogie montée étape par étape entre septembre 2010 et janvier 2012 à New York.
Die Walküre est le premier des trois opéras faisant suite au prologue qu’est L’or du Rhin. Populaire par sa célèbre Chevauchée qui ouvre l’acte III, La Walkyrie met la table pour la venue du héros des deux derniers opéras, Siegfried, fils de Siegmund et de Sieglinde, qui se rencontrent ici, à l’acte I, et s’unissent, provoquant l’affrontement entre leur père, le roi des dieux Wotan, et sa femme Fricka, gardienne des conventions et du mariage (Siegmund et Sieglinde, mariée à Hunding, ont non seulement commis l’adultère, mais aussi l’inceste).
Trésor de l’humanité
Fricka exigera la mort de Siegmund lors du combat de celui-ci avec Hunding, alors que Wotan voulait le protéger grâce à une épée magique. La fille préférée de Wotan, Brünnhilde, chargée d’amener Siegmund au royaume des héros morts, désobéira à son père, en voulant in extremis épargner Siegmund, obligeant Wotan à intervenir pour casser l’épée et condamner lui-même son fils, fruit de ses amours adultérines avec une mortelle.
De cette désobéissance de Brünnhilde résultera son bannissement sur un rocher entouré par des flammes. Moment-clé, ces mots de Wotan à sa fille punie mais infiniment admirée pour la rébellion qu’il n’a pas osée, lui, vis-à-vis de Fricka : « seul un humain plus libre que moi, le dieu, pourra te conquérir ».
À la question « Comment pouvez vous rester 5 heures à voir un opéra ? », la réponse est au fond très simple : non seulement les 4 heures qui mènent à ce moment-là sont gigantesques, mais ce moment est un incomparable trésor de l’humanité. La didascalie de Wagner à cet instant est : « Saisie d’émotion et d’enthousiasme, Brünnhilde tombe dans les bras de Wotan ; il la tient longuement enlacée. Elle relève la tête et, tout en l’étreignant encore, regarde Wotan dans les yeux avec une solennelle exaltation. »
En me lisant, vous avez les frissons de l’idée dramatique, pas le son du génie de Wagner…
Fidélité au compositeur
Depuis 1976 et le Ring de Chéreau (qui situait l’action au moment de la révolution industrielle), les metteurs en scène ont voulu projeter l’oeuvre dans le temps et interpréter l’histoire du monde à travers la légende. Mais comme pour les vitraux des cathédrales gothiques, le sens d’origine, la « lecture de base » s’est largement perdue.
Cette Walkyrie, la très belle transposition à l’écran par Gary Halvorson, qui s’est surpassé en se calmant beaucoup (seule la scène des Walkyries l’a vu trop tournoyer), montre les vertus profondes du Ring de Lepage : servir fidèlement et pleinement Wagner avec les moyens modernes. Ainsi la « machine » d’acier de 45 tonnes, avec ses pales, sert, par les projections, à changer de cadre rapidement. Seule la cinétique des mouvements pâtit de cette verticalité.
« Saisie d’émotion et d’enthousiasme… » : on le voit ; on le sent ; tout comme on sent chez Wotan l’enjeu des paroles qu’il prononce (l’amorce du « crépuscule des dieux »). Parce que le but de Lepage n’est que celui-là : la légende, les racines, Wagner. Et parce que, grâce au cinéma, nous avons les yeux dessus. À nous de décoder ce que signifient « conventions », « rébellion », « dieux » dans notre vie.
Ce merveilleux spectacle a été servi par un plateau exceptionnel. Christine Goerke fait mieux en Brünnhilde que Deborah Voigt dans la production originale, Eva-Maria Westbroek est probablement la Sieglinde du moment, tout comme Jamie Barton apparaît incontestable en Fricka. Greer Grimsley est ici un Wotan père et mari d’une grande noblesse, Günter Groissböck, Hunding de grand luxe, n’étant autre que le futur Wotan de Bayreuth. Stuart Skelton se montre un Siegmund assez fruste dramatiquement, mais avec de beaux moyens.
Direction tranchante, peu chaleureuse de Philippe Jordan, mais très efficace. Glorieuse diffusion, donc, à revoir lors des reprises.