Johannes Brahms, baromètre de l’interprétation musicale

John Eliot Gardiner fait partie des chefs qui, ces dernières années, ont tenté de dépouiller Brahms de ses oripeaux romantiques.
Photo: François Guillot Agence France-Presse John Eliot Gardiner fait partie des chefs qui, ces dernières années, ont tenté de dépouiller Brahms de ses oripeaux romantiques.

« Brahms et le 7e art » est la thématique concoctée par l’Orchestre symphonique de Montréal autour de l’intégrale des symphonies de Johannes Brahms proposée en quatre concerts dans la semaine à venir. L’association est étrange, mais, comme le cinéma, le regard sur l’œuvre du compositeur allemand est aussi le reflet de nos époques.

L’angoisse de Brahms de devoir succéder à Beethoven comme symphoniste est largement connue. C’est ainsi que l’on a nommé la 1re symphonie de Brahms (20 années d’accouchement musical, tout de même !) la « Dixième de Beethoven ». Dans le développement du 1er mouvement de cette Première, la récurrence de cellules de quatre notes rappelant le début de la Cinquième de Beethoven montre quel destin il tente de conjurer. Il est communément admis qu’avec la Première, Brahms s’est psychologiquement libéré du joug de son glorieux prédécesseur. À nos yeux, rien n’est moins sûr et cette libération est ultime : dans le finale de la Quatrième symphonie, Brahms triomphe en maître de la forme avec une passacaille et vingt-quatre variations. Ici, il dépasse ce que Beethoven lui-même a fait.

Le regard des chefs d’orchestre et des mélomanes sur les quatre symphonies de Brahms est le captivant reflet de courants esthétiques musicaux qui traversent le siècle.

Des sables mouvants à la grandeur

L’interprétation musicale dit beaucoup sur la personnalité des musiciens, mais aussi sur l’époque qui la voit naître. Dans un certain sens, la manière de présenter la musique de Brahms suit d’assez près les tendances observées dans l’interprétation beethovénienne.

Le début du XXe siècle, en directe ligne de la fin du XIXe, est marqué par l’utilisation de portamentos (notes glissées), par une certaine emphase, une extraversion et des tempos souvent fluctuants au gré de l’inspiration personnelle du chef. Le plus inventif et symptomatique de cette tendance s’appelle Hermann Abendroth. Il est le professeur du fameux Wilhelm Furtwängler, qui sera le chef du Philharmonique de Berlin pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Photo: Radek Mica Agence France-Presse Charles Mackerras

Le chef qui va tracer les balises de la rectitude musicale est, comme dans Beethoven, Felix Weingartner (1863-1942), auteur de traités Sur la direction d’orchestre et de Conseils pour l'exécution de symphonies classiques. Weingartner réintroduit une certaine « objectivité de la partition ».

Le foyer brahmsien au milieu du XXe siècle est très européen. Il y a une très notable exception par rapport à Beethoven, cependant. Alors que la France est un foyer beethovénien majeur, que Wagner admire et encense, et où un chef tel que Carl Schuricht ira enregistrer son intégrale à la fin des années 1950, la France est totalement réfractaire à Brahms. Berlin, Vienne, Amsterdam, Londres sont donc les capitales brahmsiennes européennes.

Wilhelm Furtwängler va convertir l’emphase en ampleur et en dramatisme, avec des orchestres (Vienne et Berlin) aux sonorités fortement assises sur un socle de graves puissants. C’est cette esthétique que cultivera Herbert von Karajan en accentuant le raffinement dans la fusion des timbres de l’orchestre.

Tout comme dans Beethoven, l’esthétique sonore des orchestres germaniques est très différente des couleurs entendues en Amérique du Nord. Si Arturo Toscanini témoigne d’un remarquable « flair » pour le chant brahmsien, c’est surtout à Londres en 1936, et non avec son orchestre de la NBC, que cet art sera idéalement documenté. Le grand interprète de Brahms aux États-Unis dans les années 1960 est un Hongrois : George Szell à Cleveland. Son orchestre est plus transparent et plus clair que les phalanges européennes. Cet héritage sera cultivé et développé par Christoph von Dohnanyi avec le même orchestre dans les années 1980 : une grande intégrale moderne méconnue.

Le retour à d’autres proportions

Si les années 1920 à 1980 ont mené à un Brahms plus mesuré, d’un vrai faste sonore, dont les orchestres de Berlin, de Vienne et d’Amsterdam (avec le toujours sous-estimé Bernard Haitink) sont les plus luxueux défenseurs, les quatre dernières décennies ont été riches en chamboulements.

La musique du milieu du XIXe siècle n’a plus forcément été abordée comme un « univers en soi », mais comme la continuation d’un mouvement musical passant du baroque à Haydn, puis à Mozart, à Beethoven, etc. À partir du moment où Beethoven a été reconsidéré, sur le plan historique, comme « venant de quelque part », avec des instruments et effectifs d’époque, ce raisonnement interprétatif s’est étendu à Mendelssohn, à Schubert et à Brahms.

Photo: Fotostudio Heinrich Christoph von Dohnányi

Évidemment, les grands orchestres symphoniques ont continué à jouer Brahms, mais le public a aussi pu accéder à de nouvelles propositions. L’élément le plus déterminant est celui des effectifs, puisque l’orchestre de Meiningen, qui a créé par exemple la 4e symphonie, comptait une cinquantaine de musiciens, contre 90 pour un grand orchestre moderne.

Cette réduction des effectifs, qui a connu avec la version Mackerras (Telarc) sa meilleure expression, s’est accompagnée parfois par l’utilisation d’instruments dits « d’époque » (Norrington, Gardiner).

Le recours à de nouvelles proportions a touché même les centres les plus traditionnels. On comparera ainsi les intégrales Brahms de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, créé en 1781, entre Kurt Masur dans les années 1970 (traditionnellement symphonique) et Riccardo Chailly, transparent et allégé, 40 ans plus tard.

L’interprétation musicale est sous l’emprise de modes à en juger par le nombre de nouvelles versions (Dausgaard, Ticciati) tentant de nous convaincre que Brahms est un baroque attardé vaguement agité qui ne ressent rien. On revient ainsi, sous couvert de musicologie appliquée, à une errance esthétique guère plus constructive que celle d’il y a cent ans.

Car, au fond, il y a des écrits du compositeur, des clés et des énigmes qui vont au-delà de la partition imprimée. Ce sont les solutions non primaires apportées à ces énigmes qui font la grandeur de Brahms et rendent les regards de Toscanini, Furtwängler, Karajan, Szell, von Dohnanyi, Wand, Giulini, Haitink ou Abbado intemporels.

Qu’en fera Kent Nagano ? Outre la présence alternative de la violoniste Veronika Eberle et du pianiste Rudolf Buchbinder dans des concertos, les symphonies seront encadrées par quatre créations : trois œuvres pour orchestre commandées à Blair Thompson, Zosha Di Castri et Régis Campo sur des courts métrages de Norman McLaren, Peter Foldès et Philip Borsos, ainsi qu’un film réalisé par le jeune cinéaste Mathias Arroyo-Bégin sur une musique de Jordan Pal.

Concerts de la semaine

Quatuor Miro. L’excellent Quatuor Miro, formation texane active depuis 23 ans, a la bonne idée de venir à Montréal, dimanche au Ladies’ Morning Musical Club, avec pour invités le violoniste Martin Beaver et le violoncelliste Clive Greensmith, responsables des classes de musique de chambre à la Colburn University de Los Angeles, afin de proposer dans le même concert les deux sextuors de Brahms. Rare et impeccable programme. Dimanche 3 février à 15 h 30, salle Pollack.

Fabien Gabel. Semaine de concerts à Québec avec le directeur musical de l’Orchestre symphonique de Québec, Fabien Gabel, dans deux programmes. Le concert de dimanche 3 février à 14 h 30 au Grand Théâtre regroupe l’ouverture Egmont de Beethoven, le Concerto pour piano de Schumann avec Ingrid Fliter et la 4e symphonie de Brahms. Il sera suivi, mercredi 6 à 19 h 30, d’une soirée Haydn, Cimarosa, Mozart, Ravel et Rota au Palais Montcalm. Dimanche 3 février et mercredi 6 février à Québec.

Brahms et le 7e art

Du 7 au 10 février à la Maison symphonique de Montréal. Les 7 et 9 février à 20 h ; le 8 à 19 h ; le 10 à 14 h 30. Veronika Eberle jouera le 5e concerto pour violon de Mozart le 7 et le Concerto pour violonde Dvorak le 9. Rudolf Buchbinder interprétera Burleske de Strauss le 8 et le 4e concerto de Beethoven le 10.



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