La tête dans les circuits

Émilie Payeur s’est intéressée au «circuit-bending» il y a quelques années, apprenant «sur le tas» les secrets des circuits électroniques.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Émilie Payeur s’est intéressée au «circuit-bending» il y a quelques années, apprenant «sur le tas» les secrets des circuits électroniques.

Profitant des Fêtes, Le Devoir s’invite chez ceux qui fabriquent et réparent la musique, perpétuant un savoir dont ils repoussent les frontières pour s’ouvrir aux sons d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Deuxième escale, l’atelier d’une luthière expérimentale adepte du « circuit-bending ».

Émilie Payeur détient une maîtrise en composition électro-acoustique de l’Université de Montréal, mais il lui manquait une compétence pour pouvoir pratiquer son art : la soudure de circuits électroniques. La compositrice expérimentale et artiste multidisciplinaire fait partie de la scène montréalaise du « circuit-bending », une forme d’artisanat qui consiste à récupérer et modifier des objets électroniques pour les transformer en instruments de musique « qui génèrent des sons qu’on n’a jamais entendus ».

On attribue à l’auteur, compositeur, musicien et bricoleur américain Qubais Reed Ghazala l’invention du circuit-bending, révélé à lui par accident alors qu’il réparait un transistor au milieu des années 1960 — il n’a cependant baptisé la pratique qu’au début des années 1990. Dans une publication de 2012 intitulée Circuit-bending and Do It Yourself (DIY) culture, Alexandre Marino Fernandez et Fernando Iazzetta, de la Faculté de musique de l’Université de Sao Paolo, présentent cette discipline en l’inscrivant dans un mouvement « anticonsumériste, rebelle et créatif » valorisant l’erreur, l’imperfection et la découverte qui en résulte.

Le circuit-bending consiste « à prendre un appareil électronique, destiné ou non à l’origine à faire des sons, pour en modifier les circuits ou y ajouter de nouvelles composantes, et donc modifier la forme des sons qu’il peut émettre », explique Émilie Payeur, qui, il y a deux mois, offrait une performance à la Société des arts technologiques durant laquelle elle jouait de son « téléphone patenté » pouvant émettre un signal sonore en le branchant à une console de mixage. « Je peux faire différents sons avec son clavier, et même parler dans le combiné. Lorsque ses résistances se chargent et se déchargent, ça génère des sons vraiment flyés », s’emballe-t-elle.

Avec le temps, les premières expériences de Reed Ghazala ont donné naissance à une véritable sous-culture croisant la création artistique et le bricolage amateur. « À Montréal, il y a plein de gens qui trippent sur ce genre d’expérimentation », confirme la compositrice en évoquant la galerie et centre d’art Eastern Bloc. Périodiquement, des ateliers de circuit-bending y sont organisés, réunissant des geeks partageant leurs précieuses connaissances en électronique et faisant la démonstration de leurs nouvelles inventions musicales. Il y a aussi l’atelier Screwed Circuitz, où l’on fabrique et vend des instruments électroniques uniques, souvent conçus à partir de jouets pour enfants.

Ainsi, l’un des objets fétiches de ces luthiers de la récupération est le jouet Speak Spell fabriqué par Texas Instruments entre 1978 et 1982. Une sorte de tablette à écran primitif qui « dit » les mots qu’on écrit avec son clavier et grâce à laquelle E.T. l’extraterrestre, circuit-bender avant l’heure, arrivait à communiquer avec sa planète dans le film de Spielberg.

Je peux faire différents sons avec son clavier, et même parler dans le combiné. Lorsque ses résistances se chargent et se déchargent, ça génère des sons vraiment flyés.

 

Ce jouet s’avéra être une véritable source de sons étranges auxquels on accède en faisant aller son fer à souder dans ses circuits et en lui greffant de nouvelles composantes. « Les gens s’arrachent ces jouets qui valent cher sur le marché de la revente, dit Payeur. J’ai même une connaissance en Finlande qui s’en cherche un. Il me disait que chez lui, ces instruments étaient devenus impossibles à trouver : “Si t’en vois passer un à Montréal, dis-le-moi !” » Sur son dixième album studio The Information, Beck joue d’ailleurs d’un Speak Spell trafiqué (ainsi que d’un Nintendo Game Boy !).

En quête de sa signature

 

Émilie Payeur s’est intéressée au circuit-bending il y a quelques années, apprenant « sur le tas » les secrets des circuits électroniques. Pas besoin d’avoir de grandes connaissances en électronique, assure-t-elle, « au minimum savoir repérer dans le circuit qu’est-ce qui fait quoi… et ensuite développer des talents de soudure ». En s’informant sur des blogues spécialisés, des modes d’emploi sur YouTube et en consultant ses collègues bricoleurs, la compositrice a fabriqué deux « téléphones » musicaux qui lui ont servi lors de l’enregistrement de son album Deadline, paru sur l’étiquette montréalaise Kohlenstoff en 2016. « L’intérêt est d’apprendre à se construire un instrument qui nous est propre, en quelque sorte. Un dispositif qui fait des sons qu’on pourrait reconnaître comme la signature unique d’un artiste. »

Récemment, elle a ajouté une nouvelle corde à son arc de luthière : le « no-input ». La pratique, explique Payeur, consiste ici à utiliser « une console de son [mixer] à des fins pour lesquelles elle n’était pas conçue en effectuant des branchements, disons, pas souhaitables, lesquels génèrent des feedbacks [larsens] internes. En produisant ce feedback, la console devient donc un instrument en lui-même dont on peut jouer en modifiant et en filtrant son timbre [EQ]. »

Ce bruit, provoqué par un mauvais branchement d’une console de son, possède des qualités esthétiques captivantes aux oreilles d’Émilie. « Je recherche un son qui n’aura pas l’air trop digital et qui aura une certaine richesse du point de vue de la distorsion, par exemple. Souvent, les composantes plus modernes, numériques, sonnent différemment… C’est moins agréable » que le larsen analogique d’un vieux mixer mal branché.

La pratique, reconnaît Payeur, n’est pas sans risque, la console de son devant être alimentée par une prise de courant… « Oui, il y a un risque d’incendie, parce que ces consoles ne sont pas faites pour ça. Je connais des gens qui ont brisé leurs mixers avec le no-input. D’ailleurs, il y a un type de branchement que je ne me suis pas encore risquée à faire, mais j’y songeais…. Par exemple : prendre une sortie destinée à des moniteurs [haut-parleurs] pour la rebrancher dans l’entrée de la console. L’impédance serait différente, alors il y a le risque, si le signal est trop fort, de faire sauter des composantes électroniques… »



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