Quarante années «ambiantes» de Brian Eno

Le moment ne pouvait être mieux choisi pour rééditer les quatre premiers albums ambient de l’auteur-compositeur-interprète et réalisateur britannique Brian Eno. Depuis quelques années, ce genre musical caractérisé par son déploiement langoureux et ses constructions minimalistes et répétitives connaît une véritable résurgence coïncidant avec l’émergence de ce qu’on a baptisé la musique néoclassique. Survol de ces quatre piliers d’une musique « qui doit être aussi négligeable qu’intéressante », écrivait Eno.

D’Erik Satie à Alexandra Stréliski, la ligne ambient imaginaire traverse forcément la première pièce (officiellement nommée 1/1) du célèbre album Ambient 1 : Music for Airports de Brian Eno (1978). Le musicien citait d’ailleurs les mots du compositeur et pianiste français dans les notes accompagnant la parution de son album Discreet Music (1975), prototype de cette musique qu’il allait, trois ans plus tard et pour la postérité, baptiser « ambient music ».
Fonctionnelle
Sur la pièce 1/1 — un simple et évocateur motif de piano interprété par nul autre que Robert Wyatt (ex-Soft Machine), répété en boucle et couché sur des nuages de synthés qui apparaissent et disparaissent —, pensée pour être oubliée en arrière-plan, ou alors complètement enveloppante. La nature presque aléatoire de sa structure fut justement conçue par manipulation de boucles de rubans magnétiques rejouées simultanément — une technique qui allait définir le style d’un de ses disciples et nouveau héraut de l’ambient, l’Américain William Basinski.

Cette conception d’une musique ambient, une musique d’atmosphère, découle autant de la « musique d’ameublement » de Satie que des tristement célèbres produits Musak inc. (Eno reconnaît cette dernière filiation dans les notes d’Ambient 1, d’où est également tirée la citation ci-dessus.) Là où le travail d’Eno s’élève, c’est dans sa conception voulant que cette musique ne soit pas simplement utilitaire : oui, elle constitue la trame sonore parfaite pour se concentrer sur la rédaction d’un texte, mais pour peu qu’on lui accorde de l’attention, impossible de ne pas tomber sous le charme des belles harmonies, de la finesse des timbres, de l’éloquence des univers musicaux qui s’ouvrent à nous.
La nature « fonctionnelle » de ces compositions se reconnaît dans les motivations du compositeur. La petite histoire derrière Discreet Music veut qu’Eno, convalescent après avoir été frappé par une voiture, ait gardé le vague souvenir d’une musique classique jouant doucement au fond d’un couloir d’hôpital, noyée dans les sons environnants. D’où l’idée d’utiliser la seconde face pour déconstruire les motifs du célèbre Canon de Pachelbel, réassemblés en studio à l’aide de magnétophones.

L’histoire derrière Music for Airports est dans le titre : coincé à l’aéroport de Cologne durant l’enregistrement de la trilogie berlinoise de Bowie, Eno fut frappé par la piètre qualité de la « musak » qu’on y diffusait. Le titre évoque aussi la nature de la compilation de compositions pour films imaginaires Music for Films (1978), volatil ensemble de brèves compositions constituant le plus diversifié, sur le plan des matériaux sonores (une dizaine de musiciens, dont John Cale, Phil Collins et Robert Fripp, collaborent à l’enregistrement), mais le plus statique de ces premiers disques ambient.
Expérimental
Ambient 4 : On Land, le sublime dernier volume de la série (le volume 2 est une collaboration avec Harold Budd et le 3, réalisé par Eno, fut composé par Laraaji), tout aussi visionnaire que le premier, s’avère le plus expérimental du lot. Avec l’aide notamment de Jon Hassell à la trompette, de Bill Laswell à la basse et de Daniel Lanois aux effets de studio, Eno y incorpore des bruits de la nature et les sons d’instruments inusités (« found sound »), ainsi que des enregistrements d’anciennes sessions de studio rejouées sur magnétophones, constituant ainsi une sorte de « remix » de ses dernières années d’expériences studio.

Surtout, On Land explore les parts d’ombre du registre ambient, suggérant d’autres types d’émotions à travers ses épaisses et sombres couches synthétiques maculées de bruitages singuliers. Plus que les trois précédents, ce quatrième chapitre semble montrer la direction à prendre pour le nouveau style musical en poussant l’auditeur hors de sa zone de confort et en enrichissant le vocabulaire — en comparaison avec les complexes textures de On Land, les 30 premières minutes synthétiques de Discreet Music paraîtront même rudimentaires.
Enfin, les audiophiles seront convaincus par le soin particulier apporté au travail de matriçage de ces rééditions vinyle offertes en deux formats : la version traditionnelle d’un seul disque vinyle 33 tours de 180 grammes ainsi que l’édition double vinyles, 45 tours, 180 grammes. Cette dernière bénéficie de la technique « Half Speed Mastering » grâce à laquelle Virgin s’enorgueillit d’une qualité sonore optimale. La promessen’est pas vaine, ces nouvelles éditions sont resplendissantes pour les tympans, rehaussant les opulentes orchestrations d’Ambient 4 : On Land, insufflant beaucoup de chaleur aux voix de 1/2 et de 2/1 sur Ambient 1 : Music for Airports.