Mort de Charles Aznavour, chantre de la nostalgie

Ses Deux guitares aux accents tziganes tristes à pleurer, il en chantait le refrain dans la langue de ses parents, l’arménien, lui qui naquit à Saint-Germain-des-Prés en 1924 sous le nom de Shahnourh Varinag Aznavourian et porta ses racines sur son dos. « Apportez-moi du vin fort, car le vin délivre », exhortait-il les musiciens de cette chanson. Le voici libéré de la nostalgie, grande muse de sa vie.
La frêle silhouette de noir vêtue n’évoquera plus devant nous les amours mortes de son timbre voilé. On n’assistera plus à ses faux « derniers tours de chant », comme il nous en servit en 2002 et en 2005 à Montréal. La bête de scène avait fini par se préfigurer en centenaire chantant. Il aura tant réalisé ses rêves, au cours de sa vie, Charles Aznavour. Immortel, pourquoi pas, un coup parti ?

Quand même : tirer sa révérence à 94 ans sans lâcher le micro (il revenait d’une tournée au Japon) aura été pour ce fils d’émigrés une revanche du destin. Le milieu de la chanson lui avait tant rebattu les oreilles qu’avec son physique de gringalet, sa voix peu profonde, sa dégaine populaire, mieux valait abandonner le métier aux langoureux chanteurs de charme. « Je chanterai pourtant, quitte à m’en déchirer la glotte » rappelait-il en 1970 dans son autobiographie Aznavour par Aznavour.
L’ambition l’aura soutenu jusqu’à son triomphe à L’Alhambra parisien, le 12 décembre 1957, concert qui lui ouvrit le cœur du public français. Celui-ci s’était montré tiède jusque-là, malgré ses titres composés pour Gréco, Piaf et compagnie. « Je m’voyais déjà en haut de l’affiche », entonna-t-il en embrassant son destin. Il avait 36 ans, âge vénérable pour démarrer en France dans le métier. Ne lui restait en somme qu’à durer.
Aznavour, qui s’était voulu un pont entre les publics des chansons « à texte » et ceux des mélodies populaires, aura survécu à toutes les vagues musicales pop. Son énergie, sa créativité sans bornes, son ouverture à la relève, la poésie romanesque de ses chansons, sa franchise, son manque total de prétention lui auront valu trois générations d’admirateurs aux quatre coins du monde. Il avait su livrer des mots sortis de ses tripes. Le public sait reconnaître les accents de vérité.

Québécois de coeur
La mort de Charles Aznavour en Provence, durant la nuit de dimanche à lundi, n’est pas qu’un deuil immense pour la France, qui enterre avec lui son dernier géant de la chanson, ni pour son Arménie de diaspora, dont il fut l’ardent ambassadeur, ni pour la planète qui salue en lui l’artiste francophone de variétés le plus célèbre hors de sa patrie. Beaucoup pour le Québec, son berceau d’artiste, son asile bien-aimé. Sans Édith Piaf, qui l’avait traîné en 1948 dans sa tournée à New York et à Montréal, le cours de notre petite histoire culturelle serait changé.
La romance entre le chantre de Formidable et le public québécois dura non moins de 60 ans. Il s’était d’abord produit au Faisan doré et au Quartier latin à Montréal et Chez Gérard à Québec, un an et demi en duo avec le pianiste Pierre Roche, qui allait s’établir dans nos terres. Aznavour ne cessa de revenir dans ce Québec qui l’avait adopté d’emblée en sa Grande Noirceur. Ami de Monique Leyrac, il allait chanter plus tard avec Gilles Vigneault et Céline Dion, recevoir chez nous tous les honneurs, s’enticher artistiquement de la chanteuse Lynda Lemay, qu’il parraina en France. Dans le film C.R.A.Z.Y., de Jean-Marc Vallée, Emmenez-moi d’Aznavour résonnait comme un appel au large. C’est un peu de nous qui part avec lui.
Tous les regrets du monde
Cent quatre-vingts millions de disques vendus, 1200 chansons semées en plusieurs langues, dont l’anglais, l’espagnol, l’italien, le kabyle ; pas mal pour un ancien mal-aimé. Dans La bohème, sa chanson la plus célèbre, il avait transformé ses débuts à Montmartre en hymne à la créativité des jeunes artistes sans le sou. Cette période de vaches maigres allait paradoxalement lui inspirer tous les regrets du monde, chantés sur mille tons, en retours en arrière. « Hier encore, j’avais vingt ans », s’étonnait-il face au passage du temps. Tout s’était déroulé si vite…

Ce grand internationaliste aura abordé le quotidien conjugal en mal de merveilleux dans Tu t’laisses aller, montré avant d’autres les détresses d’une homosexualité de l’ombre dans Comme ils disent. La fin des amours inspira à l’artiste trois fois marié les accents de Que c’est triste, Venise, C’est comme un jour, Il faut savoir, Et pourtant. Bien d’autres…
Et qui peut oublier la mise en scène évoquée de sa Mamma italienne mourante aux côtés de ses grands fils, bijou de chanson d’adieu crève-coeur.
Grand mélodiste, Aznavour était aussi un excellent acteur, dont on retient la performance dans Tirez sur le pianiste, de François Truffaut, en 1960, aux côtés de Marie Dubois en musicien fragile. Autre excellente prestation aux côtés de Michel Serrault dans Les fantômes du chapelier, de Claude Chabrol, en 1982, en tailleur témoin aux prises avec sa conscience.

Aznavour a été à l’affiche d’une soixantaine de films, même avec un petit rôle dans Le testament d’Orphée, de Jean Cocteau, en 1960. Il fut dirigé par Julien Duvivier (Le diableet les dix commandements), Volker Schlöndorff (Le tambour) Claude Lelouch (Édith et Marcel). Dans Ararat, film que le Torontois Atom Egoyan avait consacré au génocide arménien, il incarnait le metteur en scène de cette histoire à tiroirs.
Aznavour manqua toutefois, si ce n’est dans le film de Truffaut, de grands rôles capables de mettre en lumière sa sensibilité, son humour en demi-teinte et ses tourments métaphysiques, omniprésents dans son répertoire musical.
« Que vivons-nous ? pourquoi vivons-nous ? Quelle est la raison d’être ? » demandait-il dans sa chanson Les deux guitares. Le voici envolé avec ses questions dans le vent d’automne, qui l’a emporté avec lui.
Ils ont dit
« Profondément français, attaché viscéralement à ses racines arméniennes, reconnu dans le monde entier, Charles Aznavour aura accompagné les joies et les peines de trois générations. Ses chefs-d’œuvre, son timbre, son rayonnement unique lui survivront longtemps. » — Emmanuel Macron« Monsieur Charles, vous resterez toujours For me Formidable. Respect et condoléances à votre famille. » — Céline Dion
« Charles ne nous quittera jamais, il est parti par-delà le ciel retrouver d’autres étoiles, tant d’amis avec qui vivre sa bohème et prolonger sa jeunesse. Ses chansons, d’un pays à l’autre, sont des beautés éternelles. » — Nana Mouskouri
« Charles était mon mentor, mon ami, mon amour. Il me manquera pour toujours. » — Liza Minnelli
« Une perte énorme pour le monde entier. Un fils exceptionnel du peuple arménien. » — Nikol Pachinian
« Et soudain, le silence. » — Oxmo Puccino
« Charles Aznavour tenait le haut de l’affiche et faisait l’événement de la rentrée 2011 avec un mois de représentations à L’Olympia. L’Olympia rend hommage à celui qu’on surnommait le doyen de la chanson française. » — L’Olympia