Reconnais-tu ton pays, Marie-Nicole?

« C’est là que je voudrais vivre », chante Mignon à la fin de « Connais-tu le pays ? » de Mignon d’Ambroise Thomas, que Marie-Nicole Lemieux a donné en second rappel après À Chloris de Reynaldo Hahn.
C’est là que je voudrais vivre, mais ce n’est pas forcément là qu’on a envie de donner ou d’écouter un concert de mélodies ce 14 septembre. La ville de Montréal avait tout simplement organisé la cannibalisation sonore du concert d’ouverture de la salle Bourgie du Musée des beaux-arts par un événement transformant, je cite, « la rue Crescent en boîte de nuit extérieure gratuite ».
La direction de la salle Bourgie n’avait pas été avisée de cette fiesta nocturne électronique. En allant voir à la pause ce qui causait un tel vacarme, car les tonitruantes basses de « la plus récente musique électronique » rentraient dans la salle de concert, Isolde Lagacé, directrice du lieu, s’est fait dire par un organisateur de la sauterie à ciel ouvert : « Vous pourriez monter vos micros » ! La discussion s’est arrêtée là. Le bruit pas.
Dans deux semaines, d’aucuns, à la municipalité, vont se gargariser ou se pousser du col avec les « Journées de la culture ». Avant d’organiser des journées spéciales, il serait adéquat d’instaurer de la coordination culturelle au quotidien afin de ne pas créer malgré soi des « Journées de la bêtise ».
Les chanceux de dimanche et mardi
Pour une fois que nous avions l’occasion d’entendre notre vedette planétaire dans un cadre intime, avec, à portée de main, toutes les subtilités de son chant, quel gâchis ! Quelle pitoyable image Montréal a donné d’elle-même à cette ambassadrice exemplaire du Québec. À propos d’exemplarité, le public l’a été, ne faisait pas de scandale face au scandale et écoutant avec une grande concentration. La chanteuse l’a remercié.
En tout cas les mélomanes qui n’ont pas eu de billets pour la grande ouverture de cette 8e saison à Bourgie et qui se sont repliés sur les supplémentaires de dimanche à 14 h et mardi à 19 h 30 ont tiré le gros lot : ils vont avoir droit à une quintessence artistique sans ces déplorables parasites.
Le programme a priori très épars est en fait articulé autour de l’idée de la douloureuse langueur de l’amour, comme l’explique Kevin St John dans une notice d’une rare qualité. À l’intérieur de ce thème, Marie-Nicole Lemieux crée des passerelles. Le lied de Mignon Kennst du das Land ? (Connais-tu le pays ?), sur un texte de Goethe, ouvre la première partie dans sa mise en musique par Schumann et la clôt dans celle, géniale, de Hugo Wolf.
La langueur est un fil clairement tissé entre Marguerite au rouet (Gretchen am Spinnrade) de Schubert, Wonne der Wehmut de Beethoven et Harfers Lied de Fanny Mendelssohn. Cette première partie, allemande, est raisonnablement organisée pour ne pas plomber l’ambiance, d’où l’ajout de Der Musensohn de Schubert, qui lui donne du rythme. Les deux gigantesques moments en sont Gretchen am Spinnrade de Schubert et le Lied de Mignon de Wolf.
Il est fascinant d’entendre Marie-Nicole Lemieux moins d’une semaine après la Winterreise ratée de Philippe Sly. La chanteuse a tout juste là où son cadet avait tout faux : les ambitus dynamiques sont somptueux sans détimbrage des nuances pianissimo et les textes très travaillés, avec une prononciation juste et nette.
La seconde partie, française, apporte des enseignements intéressants en termes de répertoire, avec des mélodies sur des textes de Clément Marot de George Enesco et un cycle de Honegger. Les mélodies sont brèves : ce sont des saynètes que Marie-Nicole Lemieux croque avec précision et délice. Gounod ouvre la voie à un lyrisme que Marie-Nicole Lemieux cultivera dans ses rappels. À Chloris s’imposait. Il fut somptueux et le choix d’Ambroise Thomas, sur une adaptation (pas une traduction) française du texte de Goethe montrait qu’en plus de la maîtrise vocale, au niveau de la tenue intellectuelle, Marie-Nicole Lemieux n’avait rien laissé au hasard.
Daniel Blumenthal, il m’a bien plus convaincu dans la partie française, où je l’ai trouvé plus subtil et différencié. Avait-il peur, en première moitié, de ne pas être assez entendu ce qui l’a amené à relever ainsi ses nuances ?
Tout est déjà merveilleux et tout ne peut être qu’encore mieux dimanche et mardi.