Coder, c’est créer!

L'expression « pianoter sur son clavier d’ordinateur » trouve son sens propre grâce aux musiciens-programmeurs de la communauté algorave. En rédigeant de complexes lignes de code informatique, ils composent et interprètent de la musique. Depuis leur écran encombré par les caractères et les symboles, ils sont même capables d’improviser comme le ferait un musicien jazz, ce qui soulève cette question : la programmation informatique serait-elle devenue une forme d’expression artistique ? Le festival MUTEK sondera le sujet jeudi lors d’un atelier intitulé « Introduction au live coding et à la synthèse sonore ».
En mai dernier, une quarantaine de musiciens-programmeurs et des curieux se retrouvaient au sous-sol de la Sala Rossa, boulevard Saint-Laurent, pour une soirée algorave — contraction des mots « algorithme » et « rave ». Dans une minuscule salle, deux tables où sont placés en rangées des ordinateurs portables. On observe le mur sur lequel sont projetés les écrans des ordinateurs autant qu’on danse : les rythmes house et techno se bousculent, maculés de sons étranges, pendant que les interprètes froncent les sourcils en fixant leurs MacBook.
Le néophyte ne comprendra pas grand-chose à ces lignes de code ajoutées ou effacées à l’écran, « mais comme avec une partition musicale, je peux imaginer, en regardant le code, les sons qui sont diffusés — ou, en tout cas, j’ai une idée générale du résultat », assure Rodrigo Velasco, coorganisateur de la soirée à laquelle il a participé comme improvisateur du clavier QWERTY. Pourquoi live coder alors que des logiciels de création musicale avec de belles interfaces simples d’approche sont à la portée de tous ? Parce que les possibilités de manipulation du son en live coding sont infiniment plus ouvertes, explique la musicienne Shelly Knotts, moitié du duo AlgoBabez qui donnera l’atelier et performera à MUTEK. « Le live coding permet d’explorer à fond la complexité de la création musicale. »
Improvisation pour clavier d’ordi
La notion de programmation musicale en direct est née en Europe au tournant du millénaire, mais a pris du galon il y a une dizaine d’années grâce au travail d’une poignée d’apôtres du live coding comme Alex McLean, inventeur du langage informatique et logiciel de live coding TidalCycles. De bruyant et expérimental, le travail des live coders a pris une forme plus dansante avec la naissance de la scène algorave il y a sept ou huit ans. « Notre but à Joanne [Armitage, autre moitié d’AlgoBabez] et moi est de faire danser en repoussant les limites de ce qui est acceptable en musique électronique de danse. »
« Lorsque tu live codes, l’expérience de création est complètement différente [de celle] avec un instrument physique, perçoit Velasco. Avec une guitare, disons, la musique traverse tout ton corps, il y a une sensation physique qui accompagne le geste et les notes. En live coding, c’est dans le cerveau que ça se passe. Tu réfléchis d’abord au processus, tu le rédiges à l’écran, et ensuite tu en ressens le résultat. »
Designer graphique de formation et musicien par passion, Velasco explorait durant ses études à Mexico les liens entre la création musicale et le graphisme avant qu’un ami lui fasse connaître SuperCollider, logiciel de référence du live coder. « La programmation m’effrayait un peu parce que je n’avais pas de formation comme telle. Mais lorsque j’ai compris les possibilités musicales du live coding, ça m’a emballé. C’est comme improviser de la musique ! »
« Lorsque je commence une performance, tout ce que j’ai devant moi, c’est un écran noir », raconte Shelly Knotts, chercheuse au postdoctorat en musique numérique à la Durham University, au Royaume-Uni, s’intéressant aujourd’hui à l’intelligence artificielle en création musicale. « Je ne sais alors pas quels sons j’émettrai, je ne connais pas encore la structure rythmique ni la forme que prendra l’oeuvre — c’est d’ailleurs la raison qui m’a poussée à faire du live coding. Avant, je faisais beaucoup d’improvisation avec des musiciens de jazz et ça me frustrait parce que [mes instruments électroniques] ne me permettaient pas d’avoir la même flexibilité qu’eux. Avec des systèmes technologiques fixes, il me fallait prendre trop de décisions à l’avance. Le live coding est beaucoup plus flexible. »
Le logiciel comme oeuvre d’art
Il faut évidemment posséder quelques notions de base en programmation pour parler le SuperCollider ou un autre des langages informatiques/ logiciels utilisés en live coding (TidalCycle, Gibber, etc.) qui permettent au musicien de manipuler le matériau sonore dans l’infini détail en façonnant, grâce à des commandes informatiques précises, chaque menue caractéristique de l’onde sonore. « Mais il faut d’abord, absolument, être musicien, insiste Knotts. Je ne sais pas comment travaillent les autres live coders, mais je ne fais pas de programmation très compliquée quand je performe. Du moment que tu as une certaine base, tu peux live coder. L’important est d’être attentif au résultat et d’installer une certaine structure musicale. »

Pour le musicien allemand Erik Wiegand, invité à se produire à MUTEK avec son projet Errorsmith, programmer est une partie intrinsèque de son processus créatif. Coder, c’est de l’art : « Pour moi, développer un instrument fait partie du processus créatif », et son instrument s’appelle Razor, un synthétiseur numérique (un logiciel, en somme) qu’il a imaginé, programmé, commercialisé avec succès en 2011 pour Native Instruments et exclusivement utilisé pour composer et enregistrer son plus récent album, Superlative Fatigue.
Lorsque je commence une performance, tout ce que j’ai devant moi, c’est un écran noir. Je ne sais alors pas quels sons j’émettrai, je ne connais pas encore la structure rythmique ni la forme que prendra l’oeuvre.
« Pour moi, il n’y a pas de distinction entre faire de la musique et développer un synthé » comme Razor, que Wiegand décrit comme « le paradis du control freak », un outil novateur s’appuyant sur la synthèse sonore additive : chaque son distinct peut être crée en additionnant jusqu’à 320 signaux sinusoïdaux (ondes), lesquels sont tous individuellement malléables. Tout sur son album paru l’automne dernier, des sons percussifs au vocodeur, en passant par les orchestrations, a été conçu avec Razor. « Évidemment, je l’ai fait pour que tout le monde puisse l’utiliser, mais Razor est le résultat de ce qui me passionne en musique », nommément la dissonance dans un contexte de musique électronique néanmoins dansante.
« Ce que je trouve intéressant dans l’utilisation du code comme forme d’art réside dans ses complexités conceptuelles, abonde Shelly Knotts. J’essaie toujours d’imaginer comment tel bout de code sonne — et, à l’inverse, comment traduire en code un son précis que j’ai en tête. Forcément, il y a beaucoup d’erreurs qui finissent par se glisser dans le processus, c’est ce qui rend la musique intéressante et surprenante. »
Pour Knotts, qui a une formation de violoniste, « créer avec le live coding est la sensation la plus proche d’improviser avec un instrument acoustique parce qu’il y a une prise de risque. Tout peux s’écrouler à n’importe quel moment : tu peux faire une fausse note au violon, ou ajouter un zéro dans la mauvaise ligne de code et faire planter ton ordinateur. C’est l’instabilité du live coding, son imprévisibilité, qui rend ça intéressant pour l’auditoire. »